Vendus pour la République
à la recherche des hommes, des femmes et des enfants vendus comme « biens nationaux » pendant la Révolution française

La vie sur les habitations : surveillance et contrôle social
Agissant « au nom de la République », le commissaire civil Antoine Tirol considérait qu'il était de son devoir civique de soulager « l'humanité souffrante ». Après tout, l'aide aux pauvres de la Nation avait été l'une des justifications officielles de l'expropriation par l'État des biens ecclésiastiques. Pour Tirol, cela rendait impératif que les familles ne soient pas séparées pendant les ventes. Étant donné qu'il y a eu de nombreux cas de familles séparées lors des ventes, l'attachement du commissaire à cette priorité est douteux. De plus, étant donné les décennies de surveillance stricte de la vie sociale et sexuelle de leurs esclaves par les missionnaires, il était pratiquement impossible de maintenir les familles intactes.
Pendant sept décennies, les Lazaristes avaient vigoureusement poursuivi une politique pro-mariage et pronataliste dans leurs plantations, fusionnant leur impératif moralisateur avec leurs motivations économiques. Sur 45 esclaves adultes vivant sur deux habitations curiales voisines en 1768, 35 étaient répertoriés comme mariés (la plupart avec des enfants). Le taux de nuptialité était beaucoup moins élevé parmi les esclaves de maîtres laïcs, mais, comme le remarque Gilles Gérard, il existait toujours des formes d'alliance chez les esclaves. « Ne chercher la famille esclave que dans ses formes socialement reconnues et/ou organisées par les maîtres implique d'ajouter au silence la cécité ». Sur les 74 esclaves au total dans ces paroisses, seuls trois n'étaient pas liés par des liens familiaux avec un autre individu dans les deux habitations. Ces familles ont souvent maintenu une présence multigénérationnelle sur les propriétés missionnaires. Au moins 12 des 37 esclaves qui figuraient sur les recensements des habitations curiales en 1737 vivaient encore lorsque les représentants de l'État ont visité et inventorié la propriété de l'église cinquante-quatre ans plus tard. En encourageant les unions intra-muros et la formation de familles nucléaires, les Lazaristes ont atteint leur objectif de créer de vastes réseaux de parenté à l'intérieur et à travers leurs domaines, liés par le mariage et le parrainage.
À la demande des lazaristes, le Conseil supérieur de Bourbon promulgue une ordonnance en 1733 obligeant les maîtres à enfermer la nuit les femmes esclaves célibataires afin de décourager les «relations honteuses». La même méthode était utilisée par les Lazaristes. Ce «magasin», près de l'église paroissiale Saint-Paul de la Réunion, aurait servi à enfermer les esclaves la nuit.
Les Lazaristes avaient atteint ce résultat grâce à une surveillance stricte de la vie sociale et sexuelle de leurs esclaves. Le paternalisme des missionnaires imprègne même le langage qu'ils utilisent dans leurs rapports à leur supérieur à Paris, dans lesquels leurs habitations sont décrites comme des « familles ». Imposer les restrictions du mariage monogame et de la structure de la famille nucléaire nécessitait coercition et contrôle. Les Lazaristes séparaient les esclaves célibataires par sexe dans des granges, qu'ils enfermaient à la tombée de la nuit. Les esclaves restaient sous l'œil attentif des prêtres ; cette surveillance constante se reflétait même dans l'aménagement spatial de leurs domaines : sur la plupart de leurs plantations, leurs logements étaient construits en face du presbytère, où dormaient les prêtres et les frères coadjuteurs. Les Lazaristes punissaient physiquement la désobéissance, tout comme leurs voisins. Certains ont exprimé un malaise face à cet aspect de leurs fonctions sur l'île. Comme l'a dit un missionnaire lazariste, le Christ « nous a donné le crochet du berger, pas le fouet du charrettier ». Et pourtant les prêtres maniaient les deux.
Extrait de la traduction en créole des Lazaristes du Catéchisme, comprenant les six premiers commandements. Philippe Caulier, « Petit Catéchisme de l'Isle de Bourbon tourné au Style des Esclaves Nêgres » vers l'an 1760. Archives de la Congrégation de la Mission, Paris, Registre 1502.
Le contrôle social et sexuel allait jusque dans l'éducation religieuse que les Lazaristes dispensaient à leurs esclaves et à ceux des plantations voisines. Le père Philippe Caulier a composé un catéchisme en langue creole (vers 1760). Sa version créole du Commandement, « Honore ton père et ta mère » a été amendé ainsi : « Obéis et respecte ton maître, ta maîtresse, et quiconque a le droit de te donner des ordres ». De même, l'interdiction de convoiter « la femme de ton prochain » a été modifiée pour inclure « ne cours pas, ne garde personne dans ta maison... ne parle pas de sexe (malice), ne pense pas au sexe ».
Les prêtres ne respectaient pas toujours les normes qu'ils imposaient à leurs esclaves. Une note partiellement déchiffrée dans les archives lazaristes révèle qu'un missionnaire a été accusé par ses confrères d'ivresse publique, de violence verbale envers ses paroissiens et « d'indécence avec des noires ». Le prêtre en question fut discrètement rappelé en Europe.
Lettre anonyme, île de Bourbon, vers l'an 1740. Archives de la Congrégation de la Mission.
Malgré les abus auxquels ils ont été confrontés de la part de leurs maîtres cléricaux, les hommes et les femmes esclavisés ont tiré parti de leurs rapports avec les prêtres pour négocier de meilleurs résultats pour eux-mêmes et leurs familles pendant (et même après) les ventes. Cela a été partiellement possible parce que les prêtres ont été autorisés à participer aux enchères en tant que citoyens privés. De plus, chacun avait été autorisé par l'Assemblée coloniale à retenir quatre esclaves de leur choix pour le service personnel, mais seulement s'ils n'étaient pas qualifiés « de talent ». Leurs sélections reflètent un désir de garder les parents ensemble ou de retenir ceux qui les ont servis le plus longtemps. Aux mêmes fins, des membres du clergé ont également racheté 24 personnes, surenchérissant sur leurs voisins avec des prix supérieurs à la normale. Dans plusieurs cas, ils ont même recruté des paroissiens pour effectuer ces achats à leur place. Certains prêtres ont continué à faire pression sur les fonctionnaires au nom des personnes esclavisées dans l'espoir de retrouver leur conjoint ou des membres de leur famille.
Tombe du Père Lafosse. Depuis sa mort en 1820 (il aurait été assassiné), Lafosse est resté un saint de facto à La Réunion. Des photocopies d'articles sur Lafosse et Amant sont collées le long des murs intérieurs de la tombe, située dans le "Cimetière des âmes perdues" de Saint Louis. Photo de l'auteur.
Dans cette lettre, datée du 19 mars 1795, le P. Rollin cherche à orchestrer les retrouvailles d'une femme et d'un mari séparés lors des ventes aux enchères : "... Justine qui desire fortement ètre avec Son Mari Nommé Louis qui vient d’être mis au college [pour y] rester, le mari n’est pas moins desiran d’avoir sa femme. Si la république l’agréoit, je proposerait un échange.." De plus, Rollin espérait également réunir Marguerite, également employée au collège, avec sa mère et son père, tous deux choisis pour rester au presbytère. Source : ADR L300.
Dans le canton de Saint Louis, les esclaves curiaux avaient un allié en Père Jean Lafosse. Il avait douté de légalité de la décision de l'Assemblée coloniale de vendre des esclaves au nom de l'État. Et Lafosse avait déjà défendu les esclaves de la paroisse. Un dimanche de janvier 1791, alors que Lafosse célébrait la messe, Amant refusa de céder sa place au premier rang à un paroissien blanc qui l'exigeait. Indigné, le paroissien est sorti en trombe de l'église et a appelé la police, qui a détenu Amant et l'a sévèrement battu. Selon les rapports de police, une foule d'esclaves s'était rassemblée sur la place de la ville et semblait au bord de l'émeute. Pendant tout cet épisode, Amant a crié que Lafosse le défendrait. En effet, le père Lafosse lance un appel aux autorités pour la libération immédiate d'Amant dans une lettre dans laquelle il condamne leur recours à la force. Lafosse aurait-il pu être au courant de la protestation d'Amant à l'avance ? Lors des ventes de 1793, Lafosse déclara qu'il prendrait Amant comme l'un des esclaves autorisés à rester comme serviteurs personnels.
Actualités
Le plaidoyer récent des descendants des 272 esclaves vendus par la province jésuite du Maryland en 1838 pour couvrir les dettes du Collège de Georgetown a attiré l'attention sur la détention d'esclaves par l'Église catholique et d'autres organisations religieuses. Les ressources suivantes proviennent d'institutions qui ont publié des déclarations s'excusant de leur rôle historique dans la traite des esclaves et/ou l'esclavage ; la plupart ont lancé des initiatives pour œuvrer à la reconnaissance, à la réconciliation et, dans certains cas, à des réparations pour les descendants.
En 2001, l'Assemblée nationale française a adopté une loi par laquelle elle reconnaissait la traite négrière et l'esclavage colonial comme des crimes contre l'humanité, mais ne reconnaissait pas le rôle direct de l'État français dans l'institution de l'esclavage.
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Primary Sources: Most of the information about life on Lazarist properties in the eighteenth-century Mascarenes comes from correspondence between the missionaries and their superior or other confreres in Paris. Those letters are grouped in Registres 1502, 1505, and 1506, within the holdings of the private Archives de la Congrégation de la Mission (ACM), in Paris; one letter is preserved at the Paris site (Le CARAN) of the Archives Nationales. The latter is a document to which I refer as “Letter of Frère Etienne Lecocq, c. 1740” (AN, M214, dossier 9, pièce 4, unfoliated manuscript). The author and recipient of this letter are unknown (its final pages are missing). On a reproduction of the document in the ACM, an archivist attributed it to a Lazarist brother named Lebel, circa 1751. Context clues from the document suggest that the letter was written between November 1739 and December 1743 (during the tenure of Pierre-André d'Héguerty as governor of the colony). The author appears to be a Lazarist brother charged with managing the mission’s plantation in the parish of Saint-Paul. The letter appears to have been written to a confrère in France who had formerly served in the Bourbon mission. Historian Jean Barassin attributes the letter to a different frère: Etienne Lecoq or Lecocq. Folio numbers used here are come from a reproduction of this document, “Lettre écrite par un missionnaire,” in ACM 1504, ff. 27-37v. The correspondence between Civil Commissioner Tirol and the Ministry of the Marine is located in the Archives Nationales d'Outre-Mer (ANOM), in Aix-en-Provence, France, specifically under the cote C3/22. Data about the number and names of Lazarists' slaves include: 1737 data from all existing parishes from the Archives départementales de la Réunion (hereafter, ADR), C° 1.075; 1768 data (only St. Suzanne and St. André, Bourbon Island) from 1768 ADR, 57H: “Etat des biens de la cure du dit lieu de Saint-Suzanne et de Ceux appartenants a la Congregation des pretres de Saint Lazare,” 30 January 1768. All data for 1791 (some parishes) and 1793 (all parishes) come from two sources: ANOM, C322.237 and inventories in ADR, L387-8.