Parcours d'un déporté

Abraham Fridman (31 juillet 1944 - 1er mai 1945)

Abraham Fridman

Abraham Fridman est né le dimanche 23 octobre 1927 à Paris de Anne Rose Fagjeman et de Isaac Fridman, nés en Pologne. Son père est un modeste ouvrier : la famille doit se contenter d'un deux pièces cuisine au 3e étage d'un immeuble du 5e arrondissement. Abraham Fridman vit à Paris pendant la guerre. Il est arrêté le 22 juillet 1944 pour être interné à Drancy, puis déporté à Auschwitz par le convoi du 31 juillet 1944 (le dernier). Ce convoi comprenait 1 300 personnes dont 300 enfants.

Fac-similé de l'acte de naissance d'Abraham Fridman

L'histoire d'Abraham Fridman est exceptionnelle.

Puis un beau jour, début juillet, à bout de force, je me rends à l’UGIF, je crois que c’était avenue de Ségur. J’explique mon cas, on me donne un papier et on m’envoie à l’école de travail rue des Rosiers à l’ORT - organisation-reconstruction-travail.

Maintenant c’est une autre histoire.

Je me remets petit à petit de ma mauvaise santé à l’école de travail, rue des Rosiers. Nous sommes neuf pensionnaires en tout et pour tout en ce début de mois de juillet 1944, plus quelques personnels de service. Nous avons tous bon espoir que la guerre finira bientôt. Les alliés et leur armada progressent sur les plages normandes depuis le six juin 1944.

Nous travaillons assez peu, mangeons correctement, et nous sommes tous à coucher dans un dortoir au premier étage. L’ambiance est bonne; je connais à peine mes camarades, nous avons tous sensiblement le même âge et de fait, l’intégration se fait rapidement. Deux semaines se sont écoulées et voilà que dans la nuit du vendredi au samedi vingt-deux juillet, les policiers allemands et leurs chiens font irruption brutalement dans le dortoir. Vite, vite, habillez-vous, dehors. En un laps de temps très court, nous sommes poussés et happés dans un camion militaire avec nos dirigeants et les personnels de service ( neuf adultes et huit adolescents en tout); direction Drancy.

Le matin, dans la cour de Drancy, 242 enfants et adolescents se retrouvent ensemble. Les six homes d’enfants et les deux centres pour adolescents dont le notre, soit la totalité des institutions d’hébergement de l’UGIF de Paris ont été vidées de leurs pensionnaires sur l’ordre d’Aloïs Brunner, commandant allemand du camp de Drancy, en même temps que nous, trente membres du personnel des six centres, il y avait déjà une cinquantaine d’enfants à Drancy et d’autres viendront le lendemain de la pouponnière de Neuilly. Il s’agit de 300 enfants et adolescents que Brunner vouera à la déportation, donc à l’extermination, parce qu’il manque du monde; dans la région parisienne, Brunner ne trouvant plus de juifs adultes, mais les enfants restaient tranquillement à portée de sa main à Paris ou dans les environs dans les centres de l’UGIF. En une nuit, il les amena tous à Drancy avec leurs moniteurs. Une rafle de la dernière heure contre des victimes condamnés d’avance. Tant en raison de leur bas âge que de leur maintien dans les centres de l’UGIF contre tout bon sens. Les enfants et les adolescents ramassés par la police allemande sont partis pour Auschwitz. Un convoi pour l’enfer, et l’enfer était déjà dans le train.

Cette arrivée avait profondément bouleversé le camp de Drancy tout entier. Nous n’en savions rien, mais personne ne pouvait songer sans horreur au sort des petits enfants jetés dans les wagons de déportation; sept enfant de moins de trois ans, 64 entre quatre et sept ans, 114 entre huit et treize ans, 57 entre treize et quinze ans et autant de seize à dix-huit; plus de la moitié avait entre quatre et douze ans, au total 299 enfants. Tout le personnel du camp chercha activement à nous servir et à nous distraire. Pour la majorité d’entre eux, ils vécurent au camp, leur dernière semaine de vie, choyés et secrètement pleurés par tout le monde, et le trente-et-un juillet 1944, l’avant-dernière déportation de Drancy pour Auschwitz eut lieu, numéro 77; elle comporta 1300 victimes, parmi lesquels 300 enfants. 

Je suis l’un des survivants.

L’emplacement du camp de Drancy se trouve en pleine commune de Drancy. C’est une longue bâtisse de quatre étages, dont la construction a commencé en 1936 mais n’a jamais été achevée, était destinée à l’origine à des familles de gendarmes. C’est à partir du vingt août 1941 que Drancy est transformé en camp pour les juifs. Les bâtisses, en forme de U à angles droits, l’espace entre les deux branches de l’U est occupé par une cour ayant environ 200 mètres de long sur 40 de large, à l’extrémité sud de la cour, on peut facilement voir la rue; l’extrémité nord est fermée par un bâtiment perpendiculaire, l’ensemble est entouré d’une double ceinture de fil de fer barbelé, des miradors placés aux quatre coins, entre les deux rangées de barbelés, passe le chemin de ronde. Chacun des quatres étages est constitué par une suite de chambres de forme assez fantaisiste, plus large aux extrémités, étroites au milieu, le plancher est en ciment irrégulier. Les tuyaux de canalisation sont à découvert. 

Dans chaque chambre a été installé un robinet qui commande sept petits tuyaux recourbés par lesquels l’eau s’écoule au-dessus d’une espèce de longue auge en bois recouverte de plaques de zinc; si on ouvre le robinet, l’eau commence à couler par les sept tuyaux en même temps, l’auge est assez basse et les tuyaux recourbés assez hauts, et chacun des sept jets d’eau arrose copieusement l’espace devant et derrière l’auge qui reste toujours mouillée. 

Les murs sont en ciment, les fenêtres sont très grandes et glissent le long du mur sur des coulisses. Entre le mur et la fenêtre, il reste toujours un large espace ouvert au vent. Chaque chambre s’ouvre sur le palier par une unique porte; l’escalier est étroit et les marches sont hautes et mal commodes, la rampe inachevée est en fer. L’escalier donne sur la cour et dessert les quatres chambres des quatres étages. Dans chacune des deux ailes latérales, il y a deux escaliers. Dans toutes les chambres d’habitation, on a disposé de grands lits en bois à deux couchettes superposées, sur chaque couchette est posé un matelas en plumes jamais nettoyé, très rarement réparé; ces matelas deviennent rapidement d’une saleté repoussante, une grande table en bois, deux ou trois bancs, quelques tabourets complètent l’ameublement, pas d’armoire, pas d’étagères. Le sol de la cour est en mâchefer d’où s’élèvent d’épais nuages noirs au moindre vent, et où se forment de larges flaques d’eau quand il pleut.

Lorsque je suis arrivé, le vingt-deux juillet 1944, la cour était cimentée et il y avait même un emplacement transformé en pelouse. L’extrémité sud de la cour est barrée par un long pavillon bas en briques, ce sont les W.C. Fin 1942, il fut doublé par un pavillon identique, à certaines époques, les deux pavillons suffirent difficilement aux commodités du camp. Les bureaux du commandant du camp et ceux de la police et de la gendarmerie se trouvent de l’autre côté. Le camp est envahi par d’innombrables punaises et une multitude de puces ; elles sortent des lits en bois et des fentes des murs, elles tombent en pluie des plafonds. Tous les bâtiments sont construits sur de profondes caves ; une partie de ces caves est aménagée en cachots pour les récalcitrants. 

C’est dans une infirmerie que des gosses inventèrent le mot « pitchipoï » qui a fait fortune dans le camp et est connu de tous les anciens drancéens; dans le langage des enfants, ce mot désignait l’endroit inconnu, mystérieux et redoutable de la déportation, on partait à Pitchipoï. Je suis persuadé d’avoir entendu cette expression longtemps auparavant, de la part de mon père...

Au cours de ces trois années, l’agglomération du camp de Drancy change à plusieurs reprises; ce qui est vrai à une époque donnée n’est plus réel à une autre période et d’après les rescapés, au dix-sept août 1944, des changements s’opèrent souvent en peu de jours ; c’est pourquoi les récits des uns ne sont pas forcément celui des autres. 

Il fut établi trois périodes nettement distinctes. La première va de l’ouverture du camp jusqu’au seize juillet 1942. La population est composée uniquement d’hommes adultes et valides; les déportations, quatre en tout, c’est une période de rodage. Le camp est commandé par le SS Hauptsturmfürer Théodor Dannecker. La seconde, du seize juillet 1942 au deux juillet 1943. Dans l’enceinte du camp, l’apparition constante de femmes et enfants et par des déportations fréquentes, quarante en tout, dans un climat très tendu et dramatique, par moments démentiel. Cette période est dominée par le SS Heinz Rôthke. La troisième période va du deux juillet au dix-sept août 1944. Il y a un profond changement des structures du camp. Organisé sur le modèle des camps de concentration nazis où la fourberie, le cynisme, la tromperie sont quotidiennes dans le seul but de démoraliser et de pervertir les victimes pour les conduire plus facilement à leur perte. Pendant cette période, le camp est soumis à une équipe de SS commandée par le SS Aloïs Brunner - vingt-et-une déportations. Le dix-sept août, les allemands firent leurs bagages, et vers 16h, quittèrent le camp. a partir du dix-huit août, la Croix Rouge française commença à évacuer par camions les 1500 rescapés de Drancy. « Drancy -le Dachau parisien », titre d’un journal clandestin en septembre 1941. Drancy était la dernière étape avant de quitter la France. 

Mon existence, elle, continue...

Quai d’embarquement vers Auschwitz à la gare du Bourget. A l’arrivée au Bourget, les gendarmes, les soldats allemands surveillent les dernières opérations qui se font par groupes compacts de cinquante, sous les hurlements « los, los » (vite, vite), des soldats d’escorte allemands qui prennent plaisir à transformer en bousculade, en fuite éperdue, vers les wagons à bestiaux. 

Abraham FRIDMAN

L’embarquement des hommes, femmes, enfants, parce que juifs, parce que dénoncés, livrés aux policiers par des hommes qui inspirent la passion antisémite. Le convoi s’est ébranlé, nous n’étions pas trop serrés entre nous. Le train roulait lentement, parfois un peu plus vite, faisant de longues haltes énervantes; à travers la lucarne barbelée, je vis défiler les noms des dernières villes françaises (Vitry-le-françois, St-Dizier, Nancy...). La soif et la chaleur nous faisait souffrir. A chaque arrêt, nous demandions de l’eau et que l’on puisse vider le seau qui débordait; mais notre appel fut rarement entendu; les soldats de l’escorte éloignaient toute personne qui tentait de s’approcher du convoi. Nous supportions un peu mieux la fatigue et l’insomnie rendues moins pénibles par la tension nerveuse, mais les nuits étaient longues. Bien peu savent se taire et respecter le silence des autres; notre sommeil agité était souvent interrompu par des querelles futiles. Très vite, une vie sociale et structurée s’est installée dans le wagon. Les familles restent unies, une certaine atmosphère érotique s’est petit à petit installée, les jeunes se laissant aller un peu trop ouvertement à leurs instincts sans trop de préoccuper de qui que ce soit, seuls au monde, et puis les autres aussi d’ailleurs. Bien des mots furent alors prononcés, bien des gestes accomplis, dont il vaut mieux taire le souvenir...

La faim, la soif, la chaleur l’odeur fétide, les hurlements de certains... tout le monde partage tout et chacun respecte les règles pour boire l’eau ou pour s’approcher du seau hygiénique, si peu hygiénique. 

Ces trains qui traversent le continent dévasté, ils me poursuivent. Ils symbolisent la solitude, la détresse, la progression inexorable vers l’agonie et la mort des multitudes juives. Pourquoi les a-t-on laissés rouler vers la Pologne ? Pourquoi n’a-t-on pas bombardé les lignes de chemin de fer conduisant à Birkenau ? Pourquoi rien n’a-t-il été entrepris pour au moins ralentir l’approvisionnement en chair humaine ? Plus de 83 convois sur le réseau français ! Le retard d’un convoi, l’espace d’une nuit, d’une nuit seulement, aurait prolongé la vie de combien d’enfants ? 

Mais que les juifs vivent ou meurent, qu’ils disparaissent aujourd’hui ou demain, le monde libre s’en moquait et les trains plombés continuaient à rompre le silence des paysages en fleurs à travers l’Europe.

La soif, d’abord la soif. De toutes les tortures endurées pendant l’interminable voyage vers les camps, c’est la torture par la soif qui restera le plus durablement gravé dans la mémoire des survivants. 

Il fallait maintenir un minimum de discipline, réprimer les paniques et les folies collectives. Succès pour quelques-uns, l’évasion est un drame pour tous ceux qui restent et qui sont l’immense majorité. Les conditions du voyage, l’état physique et moral du déporté peuvent introduire, ici et là, quelques différences dans les souvenirs -l’essentiel demeure. A la clarté des lampadaires, au fur et à mesure que le convoi avançait, on voyait sur le plancher du wagon un enchevêtrement uniforme et continu de corps étendus, engourdis et souffrants. Au soir du quatrième jour, la chaleur se fit moins intense. Nous devions être sur une ligne secondaire car les gares étaient petites et désertes. Il y eut une longue halte en rase campagne, puis un nouveau départ extrêmement lent et enfin le convoi s’immobilisa définitivement. Et brusquement, ce fut le dénouement; la portière s’ouvrit avec fracas, le silence retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangère et ces aboiements barbares, naturels aux allemands quand ils commandent. 

Parcours de déportation d'Abraham Fridman

A peine avions nous sauté hors du wagon que déjà la chose s’abattait sur nous et nous y plongions à moitié inconscients, nous précipitant vers un inconnu effrayant. Quelqu’un avait traduit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et déposer tout le long du train, sur un large quai éclairé par des puissants projecteurs. En un instant le quai fourmille d’ombres. 

Les SS nous cernent de tous côtés, mitraillettes braquées sur nous; nous voyons arriver au pas de gymnastique une quantité d’êtres bizarrement accoutrés d’un ensemble rayé bleu et blanc. Ils se précipitent sur nos bagages et, avec célérité, s’en chargent et les emportent; l’ordre nous est donné d’avancer vers l’extrémité du quai. Désormais, tout se déroulait à une vitesse folle; plus vite, plus vite, j’entends hurler ces mots qui nous harcèlent jour et nuit, pour manger, pour dormir, pour travailler, pour mourir.

Il s’agit d’abord de transformer, en quelques heures, ceux qui croient encore être des humains, ceux qui par leurs vêtements, leur coupe de cheveux, leur barbe, leur moustache, sont encore des hommes différents de leurs compagnons de misère, d’en faire les morceaux, les pièces (« stucke ») d’un univers, où le nom disparaît. Au bout du quai, deux officiers SS, les déportés défilent devant eux, avec le pouce ou avec une badine, les deux SS dirigent les détenus à droite ou à gauche; ainsi se constituent deux files qui vont s’amasser aux deux extrémités du quai. 

La file de gauche comporte des hommes dont l’aspect extérieur est relativement robuste; 291 hommes seront immatriculés; les limites d’âge sont élastiques, l’aspect et l’allure du détenu, le fait qu’il soit plus ou moins bien rasé intervient dans ce choix, dans cette file sont envoyées également quelques femmes. 

La file de droite comporte les hommes plus âgés, les vieillards, la plupart des femmes, les enfants et les malades; les familles essaient de se regrouper, alors les SS sortent de la file de gauche les éléments valides pour la file de droite.  Nous avons reçu un ordre en descendant des wagons à bestiaux sur le dernier quai de la dernière voie, l’ordre de se ranger dans la file de gauche; était-ce un coup mortel, ou un coup de fortune ? Et le camarade, le compagnon de voyage, le petit geste qui les a précipités dans la file de droite, était-ce bonne chance ou malchance ? 

Depuis, ils se taisent. Pourquoi ? Il suffit de quelques mots prononcés par un homme en uniforme pour que l’ordre de la création s’effondre. Les détenus de la file de droite sont chargés sur des camions. 

Dans la file de gauche, les femmes sont dirigées à pied vers le camp voisin, et nous, détenus valides, hommes, adolescents, nous nous dirigeons vers un autre camp; ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, les femmes, les parents, les enfants. Presque personne n’eut le temps de se dire adieu. 

En cette nuit-là, j’ai vu des enfants juifs sages et recueillis, porteurs de rêves muets et d’espoirs, se diriger vers les ténèbres avant de se consumer dans les flammes... 

Je les revois, et comment n’en voudrais-je pas aux tueurs, à leurs complices, à Dieu, et à la fois à ce monde-là, celui des assassins, et que ces assassins sachent que jamais il ne leur sera pardonné. 

Le monde qui a permis au tueur d’anéantir un million et demi d’enfants juifs porte en lui-même sa culpabilité. Pourquoi tous ces morts ? A quoi cette usine de mort rimait-elle ?Qui avait inventé ce trou noir de l’histoire appelé Auschwitz-Birkenau ?

Abraham Fridman de retour à Birkenau le 12 juillet 2004 accompagnant un voyage pédagogique.

Voici mon histoire.

Une baraque longue, absolument vide, se présente à nous; nous devons y entrer, nous déshabiller entièrement, faire un ballot de toutes nos affaires en laissant tout dans les poches, mettre dans un grand récipient tous les objets précieux, montres, alliances, argent; on ne nous laisse rien sur le corps nu, qu’une ceinture ou des bretelles. Plusieurs hommes, armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce; ils ont des pantalons et des vestes rayées et un numéro cousu sur la poitrine. Nous sommes rasés de la tête aux pieds, partout... puis désinfectés avec un liquide caustique. Tous les endroits mal rasés par les tondeuses, je dirais même arrachés, vont nous faire souffrir atrocement pendant un certain temps. Quelle drôle de tête on a sans cheveux, puis on se retrouve tous dans une salle de douche. On nous a laissés seuls et peu à peu les langues se délient, tout le monde pose des questions mais personne ne répond...

Puis on nous distribue un caleçon, une chemise, un pantalon et une veste, une paire de godillots à semelles de bois ainsi qu’une casquette. Puis, de nouveau en rang, par cinq, nous pénétrons dans le camp d’Auschwitz. Un immense portique surmonté de la fameuse inscription « Arbeit macht frei »; le travail rend libre, sépare le camp de l’extérieur. Quelle ironie... Des fils de fer barbelés électrifies à haute tension entourent l’enceinte du camp, des miradors aux guetteurs armés de mitrailleuses complètent l’image. On nous conduit dans un block, block 2 A; j’ai appris que je suis un haiftling (détenu). 

Mon nom est B.3764 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons, nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. Comment l’adolescent que j’étais supporte-t-il ce monde auquel rien ne l’avait préparé ? D’abord, j’affronte un monde sans merci, où seuls les rapports de force existent. 

Abraham Fridman lors d'un témoignage au lycée Vadepied en 2002

Le vernis des uns et des autres disparaît. Il n’y a plus que l’homme qui mord, se bat, pour survivre.

291 hommes du convoi 77 ont été sélectionnés pour le travail, entre le numéro b.3673 et b.3963. L’opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide ; on nous fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d’une sorte de poinçon à aiguille courte, puis, ce n’est qu’en montrant le numéro qu’on a droit au pain et à la soupe.

La vie au camp

Il nous a fallu des jours et bon nombre de coups de poings pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution de vivres. Les blocks d’habitation comprennent deux pièces ; la première où vivent le chef de baraque et les amis, une longue table, des chaises et des bancs. 

Dans un coin, une vitrine contenant les instruments du barbier du block, les louches pour la distribution de la soupe et des matraques en caoutchouc pour le maintien de la discipline. L’autre pièce, le dortoir, il contient les couchettes, beaucoup de couchettes. Les couchettes, disposées sur trois niveaux et divisées par trois couloirs et aussi serrées que les alvéoles d’une ruche, pour utiliser la totalité de la place disponible jusqu’au plafond ; c’est là que vivent les déportés ordinaires. Nous sommes en général deux par couchette qui sont des bat-flancs mobiles pourvus chacun d’une mince paillasse et d’une couverture. Les couloirs de dégagement sont si étroits que deux personnes ont du mal à y passer de front et la surface si réduites que tous les occupants d’un même block ne peuvent y tenir ensemble que si la moitié d’entre nous sont allongés sur les couchettes. 

Le centre du camp est occupé par l’immense place d’appel. C’est le rassemblement le matin pour nous compter, le soir pour nous recompter. Jamais les SS n’ont manqué l’une de ces parades d’entrée et de sortie.

Ici tout le monde travaille sauf les malades, et les malades, les SS n’en veulent pas. En ce qui concerne le travail, nous sommes répartis en de multiples kommandos dont chacun peut aller de vingt à un millier d’hommes. Nous, dans notre block, nous sommes attribués au kommando « strassbahn » -construction de routes. C’est un gros kommando, un ober-kapo, des kapos et des contremaîtres. Je fais partie d’un groupe de jeunes avec un jeune contremaître polonais qui nous fut d’une grande utilité pour la survie.

Une loi non écrite et partout respectée voulait que, dans tous les camps, les nouveaux fussent affectés aux kommandos assumant les travaux les plus durs.

Chez les polonais, l’antisémitisme que les SS propageaient par tous les moyens se rattachait à une longue tradition. Il était, de plus, renforcé par la crainte de perdre des privilèges durement acquis. Les juifs, de milieux, de professions, de langues et d’opinions très différents formaient un groupe hétérogène que ne liaient même pas les convictions religieuses. Mais je crois que tous les juifs n’aimaient pas les polonais.

Entrée du camp d'Auschwitz. Photo prise le 12 juillet 2004.

Après l’appel, nous nous traînions vers la sortie du camp, la route n’est pas trop longue mais la marche est rapide. Jamais les SS n’ont manqué l’une de ces parade d’entrée et de sortie des kommandos de travail. « Links, links, links... » Oui, nous le savons qu’il faut marcher en avançant d’abord le pied gauche avant de franchir le camp, nous savons qu’en passant devant eux, il faut dresser la tête du même côté, enlever sa casquette, serrer les coudes au corps et nous le ferons pour éviter les coups. 

Qui pourrait leur refuser le droit d’assister à la chorégraphie qu’ils ont eux-mêmes inventée, à la danse de ces hommes morts. Nous sommes des automates dont le mécanisme s’appelle la terreur, des squelettes habillés en haillons, tels des épouvantails... Nous avons fait des centaines de fois, le parcours de la bête au travail, morts à nous mêmes avant de mourir à la vie -anonymement- avec son numéro imprimé dans sa chair.

Au loin, nous apercevons un chantier de terrassement, notre chantier. Surveillés par les SS et les kapos, nous ne devons jamais relâcher le rythme infernal imposé. Chaque manquement à la règle est suivi de punitions immédiates, brutales. Nous sommes harassés, épuisés, terrifiés à la vue de ce qui se passe autour de nous. Des camarades tombent, morts sous les coups; le travail, un temps interminable. La notion même de durée m’échappe; un coup de sifflet nous annonce une pause. 

Une louche de soupe nous est distribuée, certains debout, d’autres assis, nous l’avalerons d’un seul trait... Nous avons appris la valeur de la nourriture, nous savons aussi qu’il y a une belle différence entre une louche de soupe prise sur le dessus du bouteillon et une prise au fond, et le travail reprend aussitôt. Nos bras pèsent lourd, mais la peur, la terreur rendent nos visages en fin de journée méconnaissables.  Un coup de sifflet retentit; nous ramassons nos outils et les rangeons, nous sommes de nouveau alignés par cinq. Les blessés et les morts sont rassemblés, nous devons les ramener au camp et les présenter à l’appel. Nous défilons devant les soldats SS en traînant les cadavres abattus au cours de la journée, en soutenant les blessés qui marchent mal. Nous devons passer la grille la tête haute, la poitrine bombée, la casquette à la main; souvent, les officiers ricanent en nous dévisageant.

Nous avons vite appris que les occupants du camp se répartissent en trois catégories importantes; les prisonniers politiques, les prisonniers de droit commun et les juifs. Tous sont vêtus de l’uniforme rayé; un triangle vert à côté du numéro cousu sur la veste pour les droits communs, un triangle rouge pour les politiques, et les juifs, qui sont la grande majorité portent l’étoile juive jaune. Les SS, il y en a; ils n’habitent pas le camp et on ne les voit pas trop. Nos véritables maîtres, ce sont les triangles verts, qui peuvent faire de nous ce qu’ils veulent, et puis tous ceux des deux autres catégories qui acceptent de les seconder, et ils sont beaucoup.

Il y a bien d’autres choses encore que nous avons apprises plus ou moins rapidement ; à répondre « jawohl » -oui, à ne jamais poser de question, à toujours donner l’impression qu’on a compris, la valeur de la nourriture, le pain, ne pas en perdre une miette. Tout sert dans le camp, le fil de fer pour attacher les chaussures, les chiffons pour en faire des chaussettes russes, le papier pour embourrer les vestes, et également pour rouler les mégots pour les fumeurs. Nous apprenons à connaître en grande partie le règlement du camp qui est compliqué : les interdictions sont innombrables, comme celle de s’approcher à plus de deux mètres des barbelés. 

Les souliers constituent dans le camp un facteur non négligeable ; ils sont pour la plupart d’entre nous de véritables instruments de torture qui provoquaient au bout de quelques heures des plaies douloureuses destinées à s’infecter. Celui qui a mal aux pieds a mal partout, et partout reçoit des coups. Ses pieds enflent, et plus ils enflent, plus ils frottent contre le bois. Alors il faut aller à l’hôpital ; mais il est extrêmement dangereux d’entrer à l’hôpital car personne n’ignore que c ’est un mal dont on ne guérit pas. Deviner et accepter les habitudes et les lois du kommando et du block où l’on se trouve, en vertu de quoi au bout de quelques semaines, on parvient à atteindre un certain équilibre, un certain degré d’assurance face aux imprévus; on s’est fait un nid. Ce que sont nos nuits ; on entend les dormeurs respirer et ronfler. Certains gémissent et parlent, d’autres remuent les mâchoires et font claquer leurs lèvres, ils rêvent qu’ils mangent, c’est un rêve impitoyable, le rêve de Tantale, non seulement on voit des aliments, mais on les sent dans sa main, on en perçoit l’odeur.

Les souffrances de la journée, les coups, la fatigue, la peur, se muent la nuit en cauchemars d’une forte intensité, comme on peut en faire pendant une nuit de fièvre. Et puis on s’éveille à tout moment glacés de terreur encore sous le coup d’un ordre, crié par une voie haineuse et dans une langue que nous ne comprenons pas. Nous sommes serrés les uns contre les autres, petits comme des fourmis, nous nous sentons englués, étouffés, comme dans une ronde sans fin; jusqu’à ce que la faim ou le froid ou le trop plein de nos vessies redonnent des proportions normales à nos cauchemars.

A travers toutes les alternances de sommeil, grâce à cette mystérieuse faculté que bien des gens connaissent, nous sommes capables, même sans montre, de prévoir l’instant du réveil avec la plus grand précision ; toujours avant l’aube, la lumière s’allume et le chef de block prononce le verdict quotidien « aufstehen » debout, et nous nous réveillons définitivement, sans défense aux outrages et très vulnérables.

Le sifflet du réveil. Le block tout entier s’ébranle, les lumières s’allument, une frénésie collective s’empare de tous les occupants, tout le monde courent vers les latrines et les lavabos. Ici, se laver tous les jours dans l’eau trouble d’un lavabo immonde est une opération difficile.

Un jour commence, pareil aux autres. Le camp est un vaste champ d’expérimentation pour déterminer le comportement de l’humain confronté à la lutte pour la vie. Sous la pression des besoins et des souffrances physiques, bien des habitudes et bien des instincts sociaux disparaissent; les bons, les méchants, les courageux, les lâches, les sages, les fous; au camp, nous avons les chanceux et les malchanceux. 

Ici, la lutte pour la vie est implacable et si quelqu’un, par un miracle de patience et d’astuce trouve une nouvelle combine pour échapper aux travaux les plus durs, il gardera son secret. 

La voix principale est celle du Prominent ; on appelle « prominent » les fonctionnaires du camp, les kapos, les cuisiniers, infirmiers et gardes de nuit, les balayeurs de baraques, les préposés aux latrines et aux douches; mais ceux qui nous intéressent sont les prominents juifs car, alors que les autres étaient automatiquement investis de ces fonctions dès leur entrée au camp en vertu de leur suprématie naturelle, les juifs, eux, devaient lutter durement pour les obtenir. 

On reste plus perplexe devant la manière dont les prominents politiques d’Auschwitz, qu’ils fussent allemands, polonais ou russes ont pu rivaliser de brutalité avec les criminels de droit commun. Et puis ceux qui ont survécu sans avoir renoncé à sa morale mais parce qu’un jour ils ont eu des interventions puissantes et directes de la chance.

Les kapos juifs aussi étaient des victimes, en ce temps-là, tous les juifs étaient des victimes, même si toutes les victimes n’étaient pas juives. Jouissaient-ils de privilèges spéciaux ? Oui. Mangeaient-ils à leur faim ? Je ne sais pas. Disposaient-ils du droit de vie ou de mort ? Non, pas vraiment; ce droit, les tueurs et les complices le gardèrent pour eux-mêmes.

Je sais bien qu’il est dans l’ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c’est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp.

L’horaire du travail varie avec les saisons. Nous, en été, 6h à 12h environ, 13h à 18h ; nous ne pouvons travailler lorsqu’il fait nuit ou que le brouillard est intense, alors que le travail par temps de pluie ou de neige ou que souffle le vent terrible des Carpates, oui, pour la raison simple ; les tentatives de fuite. A cette époque, nous ne travaillons pas le dimanche dans notre kommando. 

Telle sera notre vie, chaque jour selon le rythme établi; sortir et rentrer, dormir et manger, tomber malade, guérir ou mourir... 

Au bout de 15 jours de camp, je connais déjà la faim, cette faim qui fait rêver la nuit et s’installe dans toutes les parties du corps. J’ai déjà appris à me prémunir contre le vol. 

Je pousse des wagonnets, je manie la pelle, la pioche, les pierres ; je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. 

Chez certains, la peau est devenue jaune ; chez d’autres, presque noire. Sortant des cheminées, une fumée noire roule sur le camp, empestant l’atmosphère d’une odeur pénétrante de graisse brûlée et d’os calcinés; une suie grasse colle à la peau. 

J’ai oublié combien de jours nous faisons la navette entre le camp et notre lieu de travail ; mais aujourd’hui nous avons changé d’endroit.

Nous sommes à construire des routes entre des casernements de soldats allemands et des blocks de femmes ; nous avons eu la chance, pendant notre travail, de nous rapprocher des blocks des femmes ; et tout à coup, nous avons eu droit, peut-être parce que nous sommes jeunes et adolescents, à un jet de morceaux de pain ; quelle aubaine. Et la vue de visages féminins nous crée une vive joie. Autour de nous, tout est hostile, et pendant quelque temps, ces visages de femmes que nous voyons tous les jours et un sourire de temps à autre, c’est une tranche de vie. Et puis un beau jour, alerte. Les brouillards sont lâchés sur Auschwitz, nous ne sommes pas loin des usines IG Farben ; nos kapos nous font rentrer vite, vite dans les caves des blocks des femmes. Les avions plongent du ciel sur les immeubles ; ils les bombardent, les mitraillent, affolent les hommes qui fuient. Les sifflements et les éclatements se rapprochent; ils sont sur nous. Chacun tend le dos, haletant, mâchoires serrées. La terre tremble, semble se disloquer ; ce sont cinq minutes terribles, que bien d’autres suivront. Le fracas des explosions domine tout. Bruit hallucinant de la torpille dont le sifflement grossit, s’approche, se prolonge et fait voler tout en éclats. Nous sommes sortis de nos caves sur un ordre et devant nous, une vision qui nous remplit de joie ; une grosse partie des casernements des soldats sont en miettes mais également un ou deux blocks de femmes, mais légèrement.

Nous avons, sur le champ, changé d’affectation, déblayage des gravats avec défense absolue de ne toucher à rien. Nous nous sommes « organisés » à manger sur place tout ce qui nous tombait sous la main en victuailles, pain, chocolats, biscuits, confitures, sucre, mais nous avons bien pris soin de ne rien rentrer le soir au retour car nous savions d’avance que quelques-uns parmi nous allaient être fouillés ; cela n’a pas manqué plus deux bonnes heures de place d’appel.

Nous virent dans les bombardements une raison d’espérer et de reprendre courage. Les politiques, tout comme les triangles verts et les SS, croyaient lire sur chacun de nos visages le sarcasme de la revanche et la joie cynique de la vengeance; ils redoublèrent de férocité. Et puis après quelques jours de déblayages des décombres nous sommes retournés à notre kommando d’origine, la construction des routes. Voici le programme d’une journée ordinaire, si l’on peut dire, en matière de restauration...

Enfin, retenti le coup de sifflet de midi qui vient mettre un terme à nos fatigues et à nos faims; nous accourons tous à la baraque, sur le lieu de travail et nous nous mettons en rang, gamelle tendue, mais personne ne veut être le premier, parce que le premier a pour lot la ration la plus liquide. 

Comme d’habitude, le kapo nous couvre d’insultes pour notre voracité, et se garde bien de remuer le contenu de la marmite, puisque le fond lui revient d’office. Puis vient la détente; en l’espace d’une minute, nous dormons tous, serrés coude à coude, avec des chutes en avant, des sursauts en arrière... Le kapo se met debout et dit à la manière de ceux qui ne doutent pas d’être obéit « tout le monde au travail ». Quand on sort ou lorsqu’on revient le soir, après le travail, au « lager », et qu’on passe devant la fanfare et le poste des SS, on marche en rang par cinq, le calot à la main, les bras au corps, le cou tendu, et on n’a pas le droit de parler. Tant qu’on marche, on n’a pas le temps de penser, il faut veiller à ne pas marcher sur les sabots de celui qui claudique devant vous et éviter que celui qui claudique derrière vous en fasse autant sur les vôtres. Et le soir, après l’appel, nous nous précipitons à notre block pour recevoir notre pitance. En crevant de faim en attendant notre pauvre ration de pain, parfois un quart de boule, parfois une demie-boule, et parfois (pas souvent), les deux tiers d’un pain, quelle aubaine!avec une tranche de margarine et aussi, quelques fois une tranche de saucisson, nous faisions des menus imaginaires, selon la province d’où venait l’un ou l’autre; nous mangions une cuisine alsacienne, bretonne, auvergnate, ou méridionale, polonaise ou juive... que de choucroutes, de jambons, de poulets, de poissons farci et de boulettes de toutes sortes avons-nous dégustés moralement mais nous n’avions pas la moindre bouchée à nous mettre sous la dent.

La sélection

Un certain temps s’est écoulé et on sent que l’on s’approche des sélections -(selekya en polonais), le mot revient de plus en plus souvent dans les conversations en différentes langues. Les polonais, qui sont toujours les premiers à connaître les nouvelles s’arrangent pour n’en rien laisser transpirer; personne ne sait rien de précis, mais tout le monde en parle. Dans le camp l’atmosphère est lourde. Chacun réagit à sa façon; ceux qui n’ont matériellement aucune chance de s’en tirer se consolent comme ils peuvent, chacun essaye d’obtenir de son voisin, de son camarade, quelques paroles de réconfort; personne ne refuse ces paroles à son voisin, personne n’est suffisamment sûr de son propre sort pour avoir le courage d’en condamner un autre. 

Les anciens, ceux qui sont au lager depuis pas mal de temps, étant forts et robustes, sûrs d’eux-mêmes, car ayant déjà passé de nombreuses sélections nous prodiguent nombre de recommandations. C’est un dimanche, jour de douche, et voilà que, mystérieusement, tout le monde a su que la sélection était pour aujourd’hui. La nouvelle nous est arrivée avec des détails contradictoires et suspects; ce matin, il y a eu sélection à l’hôpital avec au moins 50% de sélectionnés. 

A Birkenau, la cheminée du four fume depuis de nombreux jours, il faut faire de la place pour les convois qui arrivent. Dans le camp, les jeunes disent qu’ils choisiront les vieux, les biens-portants qu’ils prendront les malades, ils ne prendront pas les juifs allemands... Tout a l’air d’aller comme d’habitude, comme un dimanche ordinaire. 

Mais soudain, la cloche a sonné et nous avons compris que cette fois ça y était. Quand cette cloche sonne au milieu de la journée, c’est qu’il y a « blockspirre » -ordre de rester enfermés dans les baraques, et cela se produit quand il y a sélection pour que personne ne puisse y échapper.  Notre chef de block connaît son métier. Il s’est assuré que nous étions tous rentrés, a fait fermer la porte à clef, a distribué à chacun la fiche où sont inscrits numéro, matricule, et notre pedigree, puis il a donné l’ordre de se déshabiller complètement. C’est ainsi, nus et fiche en main que nous passerons la sélection. Le chef de block et ses aides, tapant et hurlant, refoulent devant eux une meute affolée d’hommes nus, qu’ils entassent dans les douches. Nous sommes tous là, nous n’avons pas eu le temps d’avoir peur, mais maintenant oui, car que de fois nous n’avons pas entendu parler de gaz à la place de l’eau.

Le chef de block a fermé la porte de communication. Les aides ramassent les fiches. Puis, après de nombreuses minutes d’attente qui nous paraissent interminables, l’eau coule, d’abord froide, puis tiède; pour un certain temps nous nous sentons un peu rassurés. 

Notre petit contremaître polonais vient vers nous, son noyau de travailleurs sur le chantier; il nous indique des recommandations; de quelles manières devons-nous nous comporter lorsque nous franchirons la barrière fatidique -soyez souriants, sautillez comme un sportif, frottez-vous les joues pour avoir des couleurs, bombez le torse. C’est là, entre deux portes de sortie, que se tient l’arbitre de notre destin en la personne d’un sous-officier SS, à sa droite le chef de block et à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous, nu, franchit soit au pas de course, soit plus difficilement les quelques pas qui nous séparent de la porte.

Deux SS sont entrés ; l’un deux a de nombreux galons, on entendait leurs pas résonner sur les dalles. L’officier, escorté de l’autre SS, déambule négligemment entre nous, silencieux, la cravache à la main. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s’écoule entre un passage et l’autre, décide du sort de chacun de nous, jetant un coup d’oeil de face et de dos et passe la fiche à l’homme de droite ou à celui de gauche -ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. 

Moi, comprimé dans l’amas de chair vivante, rapidement mon tour est venu. Comme beaucoup d’autres, je suis passé d’un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l’oeil, j’ai essayé de regarder par dessus mon épaule et il m’a semblé voir ma fiche passer à droite. 

Au fur et à mesure que nous rentrons dans notre block, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout, il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c’est la gauche la « schlechte seite » -le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des « pas de chance »; Robert, notre camarade de travail, si jeune et si robuste, peut-être parce qu’il marche un peu courbé à cause de sa myopie, il est passé à gauche, de même que pour Jacques, un robuste jeune de la campagne, de notre groupe aussi; il n’a rien compris de ce qui s’est passé, et il est là dans un coin à vouloir penser à autre chose. 

Ces erreurs n’ont rien d’étonnant, l’examen est très rapide et sommaire; ce qui compte, ce n’est pas tant d’éliminer les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.

Les sélections concernaient exclusivement les juifs, block par block. Les allemands faisaient défiler devant eux les gens complètement nus, et d’un coup d’oeil sur les fesses décidaient du sort de chacun, car, dit-on, aucune partie du corps humain ne traduit aussi fidèlement l’état d’amaigrissement du corps humain. Les plus faibles faisaient des efforts héroïques pour paraître devant les SS bravement, gaiement, le pas trébuchant mais décidé. 

Puis le départ pour Birkenau, malgré les bruits vaguement optimistes, jusqu’au dernier instant, les sélectionnés gardaient bon espoir, que la mort n’était pas encore pour cette fois.

J’ai traversé la grande sélection de 1944 ; le fait que je n’ai pas été choisi tient surtout du hasard et, par dessus tout, du facteur chance.

Depuis ce matin, sur le chantier, nous sommes enfoncés dans la boue, jambes écartées, pivotant sur nos hanches à chaque pelletée, les pieds immobilisés dans les deux trous qui se sont creusés sous notre poids dans le terrain gluant. 

Notre petit contremaître polonais qui nous encadre se trouve toujours mieux placé que nous pour voir ce qui se passe à hauteur de notre trou; il nous avertit par monosyllabes s’il faut accélérer le rythme ou au contraire que nous pouvons nous reposer, suivant le danger à ce moment-là. D’autres font la navette avec les brouettes. 

Moi, depuis deux à trois jours, je fais plus souvent la navette avec les WC. Après autorisation, j’y court plus souvent qu’à mon tour, les latrines sont un havre de paix. J’ai la diarrhée.

Cette diarrhée, il faut en parler. Elle tord les boyaux, vide un homme, peut le condamner à mort en quelques jours ou même en quelques minutes lorsque, pantalon baissé, le malade accroupi s’attarde trop longtemps sur le bord du fossé et que le kapo ou le SS impatient l’exécute. Diarrhée des hommes, diarrhée des femmes, plus humiliante encore.

Premier sauvetage

On était début septembre 1944, et j’avais derrière moi la première étape mais cette effroyable diarrhée me tourmentait affreusement, je me vidais complètement et deux camarades m’emmenèrent, après autorisation du kapo, à l’hôpital. Je fus conduit dans une salle, mis dans un lit mais je remarquai en premier lieu des accessoires de la vie normale; un thermomètre et une balance. Le thermomètre indique une forte température, plus de 40° et dès lors, quel soulagement, quelle détente, mon ventre me faisait souffrir mais je pouvais dormir; personne ne me battait, pas besoin de transporter ni brique, ni ciment ou d’autres fardeaux mouillés et glissants. Je n’avais même pas faim, et ici, pas d’appel. Mon plus proche voisin était mort, mais on s’affairait autour de lui ; j’ai su plus tard que c’était pour lui faire une position pour avoir droit à un ration de soupe que se partageront les autres. 

Je m’assoupit de nouveau, puis je fus réveillé par un homme en blouse blanche, avec un triangle rouge, un numéro et la lettre D. Il m’a expliqué dans un français presque impeccable qu’il était médecin chef de l’infirmerie et allemand, que j’étais très malade, que j’avais la dysenterie intestinale et qu’il allait prendre des mesures énergiques pour me sortir de là ; une façon de parler... 

Il me mit tout nu, m’enveloppa d’un drap trempé dans l’eau glacée et m’entoura tout le corps, de la tête aux pieds. Ensuite, il pila du charbon de bois qu’il me fit prendre plusieurs fois pendant la nuit avec un peu d’eau. Au matin, la fièvre était tombée, je me sentais beaucoup mieux, le ventre ne me faisait plus souffrir ; deux jours après, la dysenterie avait disparu, la faim réapparut. 

Le docteur me donna quelques potions magiques et, le soir du 3ème jour, il vint me voir et me fit ce discours : « Si je me suis personnellement occupé de toi, c’est que tu es jeune et que vous avez, vous les jeunes, quelques chances à vous sortir de cet enfer, et je veux qu’un jour, vous puissiez raconter toutes ces horreurs au monde. Et puis, me dit-il, tu sors demain, ici, à peu près tous les huit jours nous avons la visite du médecin SS qui envoie les malades au kommando du ciel. »

Je suis sorti à peu près rétabli et rejoignis mon block, et surtout, l’oberkapo de notre kommando de travail, une force de la nature, une brute, un triangle vert, un assassin, l’ancien entraîneur du champion allemand, champion du monde de poids lourd, Max Smilling, c’était au temps de Carpentier, ce kapo, une ordure sur le lieu de travail, au block ou dans les camps; capable de tuer les détenus à coups de poings; quel jour ne l’a-t-il pas fait ?

Parlons un peu de nous, les détenus. Le détenu surmené, sous-alimenté, maigrit progressivement de 15, 20, 30 kilos. L’individu consomme ses réserves de graisse, ses muscles, il se décalcifie, il devient, selon le terme classique du camp, un « musulman ». L’état du musulman est caractérisé par l’intensité de la fonte musculaire, il n’y a plus que la peau et les os, on voit saillir tout le squelette et, en particulier, les vertèbres, les côtes, les clavicules et le tour de la ceinture. 

Fait important, cette déchéance physique s’accompagne d’une déchéance intellectuelle et morale. Il présente un tableau typique, il est sucé, vidé, physiquement et cérébralement, il avance lentement, a le regard fixe, inexpressif, très anxieux. 

Le malheureux ne se lave plus; il est abruti et subit tout passivement, il n’essaie plus de lutter, ne sachant pas résister au besoin de fumer, il troque son pain contre du tabac. Dans l’ensemble, l’être humain est ravalé à l’état de bête, et encore, c’est faire souvent injure aux animaux. La durée de cette évolution est de quatre à six mois environ.

Un jour, ne me demandez pas lequel, des SS déboulent sur notre lieu de travail. Ils hurlent des ordres: rassemblement vite, vite. En moins de temps qu’il ne le faut pour l’écrire, tout le monde est au garde à vous, casquette à la main. 

Le chef des SS fait son discours au traducteur, au kapo, ainsi qu’aux contremaîtres et ceux-ci, aux ordres, viennent nous dire de quoi il retourne. 

Les allemands viennent chercher une centaine de « volontaires » pour terminer un convoi d’un millier de détenus partant pour du travail et un nouveau camp en dehors du périmètre d’Auschwitz. 

Notre petit contremaître, en qui nous avons toute confiance, nous pousse à faire partie des volontaires car, nous dit-il, le kommando quittant Auschwitz est composé en majorité d’aryens, que c’est bon signe et une chance pour nous, juifs, et que pas un instant il ne faut hésiter, et il nous pousse, la dizaine de jeunes que nous sommes, vers les allemands, pour décliner notre matricule.

Nous laissons là nos outils et, avec la peur au ventre, nous sommes embarqués sur des camions, direction Birkenau, ce qui nous donne encore plus de frissons... 

Le camp du Stutthof

Nous voici donc partis. Combien de temps durera cette nouvelle aventure? 

Le train ne roule pas vite, beaucoup d’arrêts, beaucoup de stationnement sur des voies de garage. Après deux à trois jours, je ne puis affirmer le nombre, et autant de nuits, nous avons fait halte définitive; nous étions arrivés au but de notre voyage. Une fois les portes ouvertes, quelle surprise, nous nous trouvions non loin de l’océan, mais un fort vent, avec une pluie fine nous glaçaient les os dans notre habit de forçat rayé.

Vite, vite, nous sommes poussés à terre, et vite, vite, on nous pousse de nouveau pour monter dans des wagonnets basculants comme ils s’en trouvent sur des chantiers ou dans les mines; nous sommes aussi serrés que des sardines dans une boîte de conserve, avec en prime un mouvement de balancier ininterrompu. Nous avons fait ainsi chemin, un chemin qui nous parut d’une longueur... Tractés par une petite locomotive sur une voie d’un écartement restreint. C’était interminable; le vent et la pluie me balayaient la figure; j’étais penché à l’avant, vu le devert et la poussée des occupants, et complètement frigorifié, car je me trouvais sur un des bords du wagonnet.

Nous sommes arrivés au camp de Stutthof, près de Dantzic, situé à 1,5 km de la côte, à l’est de la Vistule. Comme Auschwitz, Stutthof comportait deux secteurs, celui des hommes et celui des femmes. La plupart des détenus étaient des femmes, et la plupart des femmes étaient juives... 

Le camp des hommes n’était pas grand. Il s’y trouvait un amalgame de toutes sortes de détenus étranges. Des déserteurs de toutes nationalités, des soldats ayant été condamné pour différents trafics, des prisonniers de guerre soviétiques, et même des Waffen SS français; c’était un camp de représailles. Stutthof servait maintenant en tant que terre de transit pour les détenus des camps et des ghettos qui subsistaient encore dans les pays baltes et en Pologne devant l’offensive russe. Bien plus tard, j’ai appris que nous avions été l’avant-garde du début de l’ordre d’évacuation d’Auschwitz pour l’Allemagne. 

Stutthof était un immense silo de légumes frais enfouis dans le sable et la terre pour l’armée allemande. Le travail des kommandos consistait à aller déterrer ces légumes, les mettre en caisses pour pouvoir les répartir dans les cantines des différentes armées. Mais surtout, pas touche; si vous êtes pris, c’était la mort à tout coup. 

Malgré ce châtiment programmé, cela n’a jamais empêché, car la faim est mauvaise conseillère, à manger sur place, car ce travail était harassant; carottes, pommes de terre, rutabagas, betteraves, tous étaient crus. L’important était de ne pas se laisser prendre. Mais c’était inévitable, il y eut des châtiments.

Nous étions hébergés, si je peux dire, dans la rangée de baraquements situés à la pointe nord du camp. Certains jours, on sélectionnait ceux qui étaient malades et inaptes au travail. La sélection se faisait sans qu’on examinât de près l’état de santé des victimes ou leur inaptitude au travail; cela se passait de façon tout à fait superficielle, d’après l’aspect extérieur ou l’aptitude à accomplir certains exercices physiques comme courir ou sauter. Les victimes qui ne pouvaient marcher étaient transportées dans une voiture plate tirée par des détenus. On leur recommandait de ne pas oublier de prendre leur gamelle et leur cuiller. Quelle ironie...

Le camp de concentration nazi de Stutthof fut ouvert sur le territoire polonais, dès le deux septembre 1939. La Wehrmach entra dès le 1er septembre en territoire polonais accompagnant son avance d’immenses rafles parmi les patriotes polonais pour lesquels le camp de Stutthof est réservé à 30 km à l’est de Dantzig. 

Des prisonniers de guerre se partagent avec eux une superficie d’un demi-hectare entouré de barbelés. A la fin 1944, le camp s’étend sur 150 hectares avec un effectif de détenus de 30 000 hommes. Jusqu’en 1942, il s’agissait d’un KZ classique. A partir de 1944, Stutthof entre dans la catégorie des camps d’extermination pour la « solution finale du problème juif ». La chambre à gaz qui fut lors utilisée existe toujours dans la partie arrière du camp où le crématoire a été restaurée. 

Un musée rappelle aujourd’hui ce que fut cet enfer nazi, et la bibliothèque du Mémorial renferme, parait-il, 80% de toutes les archives concernant les camps nazis.

Le camp de Stutthof fut le dernier des camps libérés par l’armée soviétique le 09 mai 1945. Les SS avaient évacué le camp à partir de janvier et l’on estime que la moitié ou plus des effectifs d’alors périrent au cours des marches de la mort particulièrement cruelles. C’est cependant dès octobre 1944 qu’un premier contingent de déportés de Stutthof (311, certainement le mien) étaient arrivés à Buchenwald.

Mon transfert d’Auschwitz à Stutthof, qui ne fut pas long, trois semaines au plus, a été pour moi un choc si épouvantable que je me mis à regretter Auschwitz, mes souvenirs sur tout ce que j’y avais vécu sont comme enveloppés d’un brouillard. 

J’avais cessé de penser et de sentir, j’avais perdu tout équilibre. Le camp rendait méchant et égoïste. Le détenu anonyme ne pouvait pas être seul, fût-ce une minute. 

Partout et toujours une foule nerveuse, pressée, continuellement à la recherche de nourriture nous entourait. Les détenus avaient l’obsession typique de la nourriture. On ne donnait signe de vie qu’au moment où nos yeux ou nos oreilles percevaient un signal éveillant l’idée de manger. Tous les jours, des détenus robustes, à heure fixe, transportaient le baquet de soupe des cuisines à un emplacement, dans la rue principale, où l’on installait une grande auge, identique à celles que l’on voit souvent dans les fermes pour la soupe aux cochons, mais en plus grand. Les SS alignaient les détenus sur la ligne, devant le baraquement et, au coup de sifflet, les prisonniers se précipitent et, le plus souvent, renversent l’auge, poussés par ceux de l’arrière; alors ils se jettent à plat ventre et lapent la soupe mêlée à la terre. Au bout d’un court instant, il ne reste plus trace de soupe ni d’immondices dans la rue du camp, et ceci à la grande joie de nos sbires.

De mon passage à Stutthof, je n’ai jamais pris part à la distribution animale de la soupe. Je me contentais de ma ration de pain, du petit bout de margarine ou de saucisson journalier. C’était toujours après la distribution de nourriture que les infirmiers avaient le plus à faire ; têtes ensanglantées à panser, fractures des côtes à réduire, blessures à nettoyer. Mais c’était sans espoir, que tout recommencerait le lendemain et que les blessés seraient sans doute les mêmes.

De nouveau, nous avons été rassemblés et avons quitté non sans regret ce camp de malheur, un peu avant la mi-octobre 1944, pour une nouvelle destination.

Buchenwald

Sur le quai de la gare, il fallut courir entre une double haie de SS qui frappaient avec des gestes de bûcherons. De nouveau poussés à coup de crosse, entassés dans des wagons à bestiaux hermétiquement clos, l’infernal voyage recommença. Tous ces voyages ont le caractère hallucinant qui hantera perpétuellement la mémoire de ceux qui sont allés dans les bagnes nazis.

Après quatre jours et quatre nuits d’errance, sans pouvoir me souvenir si ce transport, le troisième du nom, a été plus dur ou moins dur que les autres. Nous sommes arrivés la nuit ou au petit matin, je ne saurais dire, sommes descendus du train comme du bétail, avons marché comme des moutons de Panurge, les uns derrière les autres, hébétés, comme des automates, avec une soif intense qui nous faisait mal à la gorge, et avons franchi les grilles d’un nouveau camp dont le fronton de la porte d’entrée était orné d’une majestueuse inscription en fer forgé, en allemand « Jeden das seine », et que je vous traduit en français; « A chacun son dû ». Quelle raillerie...

Abraham Fridman devant l'entrée du camp de Buchenwald, 10 juillet 2004

On nous a installés dans les douches, à même le carrelage, mais quelle aubaine pour la soif. Je me suis endormi à même le sol, j’avais froid, mais j’ai dormi jusqu’au réveil brutal du petit matin.

Nous étions au camp de concentration de Buchenwald, dans la province de Thuringe, en Allemagne ; et ceci est encore une autre histoire.

Me revoici dans la douche... Nous étions un enchevêtrement de corps, demi-nus, tristement secoués, sur le sol imprégné d’urine, malgré le froid du dehors une chaleur régnait. Un ordre nous est donné. On nous range en colonne et les SS nous comptent. Puis l’ordre de se mettre tout nus ; de nouveau, la peur, mais c’est pour la douche. 

Puis, de nouveau rasés des pieds à la tête, sans douceur. Des brutes nous font plonger dans une immense baignoire. On y passe pour désinfection à plusieurs centaines successivement dans le même liquide noirâtre. 

Au sortir de ce bain, tout le corps vous brûle, surtout les parties les plus sensibles de votre anatomie, mais vous étouffez vos cris. Puis, après vous être rhabillés avec vos nippes, la triste colonne descend en trébuchant vers le petit camp, le camp de quarantaine. 

Une invraisemblable humanité grouillante, sur des chemins chaotiques, vaguement empierrés de dalles énormes informes, apportées de la carrière, taillées, posées par les détenus eux-mêmes.

 On s’engouffre dans un block sombre, le 62, où l’on va s’entasser, dormir, manger, essayer de vivre à 800, à 1200, à 2000 peut-être ? 

Cela sent la sueur, l’urine, la crasse, la misère, la dysenterie. La vie dans un block de quarantaine est un enfer. Affaiblis par les mois d’Auschwitz, les survivants, dès les premiers jours, furent la proie des maladies. Parqués par dix ou douze dans les clapiers humains, on assistait à l’agonie de son voisin. Des plaies purulentes se déclaraient, l’oedème enflait les jambes, les dysenteries étaient impitoyables. 

Au réveil, on avait un cadavre contre nous.

Nous sommes dans un univers où plus rien n’est humain. Les hommes sont de véritables squelettes; certains se vident littéralement sur place; dormir est un vrai problème. Nous couchons tête-bêche; inutile d’essayer de se tourner ou de se lever la nuit, et, surtout, attention aux voleurs.

La faim et la soif, toujours à l’état chronique, la certitude de ne jamais pouvoir échapper à la meule qui broyait le corps et l’esprit. Tout cela faisait d’un homme ce « musulman ». Il n’avait plus conscience du bien, du mal, ou du bestial. 

C’était un homme qui n’avait plus que la peau sur les os, épuisé, se traînant à peine, sans volonté, sans force, sale, en loques, souvent infesté de poux et presque toujours dysentérique, avec les inévitables conséquences qui en résultaient pour son linge, les yeux exorbités ou enfoncés, image de la misère, de la faiblesse, du désespoir et de l’horreur. Beaucoup ne se levaient pas la nuit pour faire leurs besoins. 

Cet état était la terreur des détenus, parce qu’aucun ne savait quand un sort identique allait le frapper, faisant de lui un candidat désigné pour le four crématoire ou quelqu’autre forme de trépas.

Je suis arrivé à Buchenwald, deuxième quinzaine d’octobre 1944 ; je suis donc moins qualifié que beaucoup de mes camarades pour parler des événements majeurs de ce camp, venant d’Auschwitz, mais je fus, de par les circonstances qui vont suivre, un interlocuteur bien placé pour la suite des événements.

Deuxième sauvetage

Je fus sauvé d’une mort certaine dans ce camp de quarantaine par deux chirurgiens français, les docteurs Benadier et Thomas.

Abraham Fridman au lycée Vadepied

La possibilité de quitter le camp autrement que par la cheminée paraissait contraire à toute raison, et pourtant le fol espoir ne pouvait mourir complètement. 

Ces deux docteurs sont venus au block de quarantaine, pour une visite sanitaire, et ont demandé de vive voix, s’il se trouvait des français dans ce ramassis de morts-vivants. J’ai levé la main, surpris d’entendre parler le français; je suis descendu avec difficulté de ma couche, et subit un interrogatoire en règle sur les circonstances de ma venue à Buchenwald. Mes réponses leurs ont paru satisfaisantes...

« Demain, tu demandes une visite au « revier » m’ont-ils dit, nous serons là et nous ferons le plus possible pour te sortir de cet enfer ».

La journée m’a paru radieuse avec un fol espoir... Je n’ai pas dormi de la nuit et, le matin, un des premiers à demander la visite au revier. Il y avait environ 300 mètres à parcourir du block à l’infirmerie du petit camp. Mon coeur battait très fort avec une peur intense; et si les docteurs n’étaient pas là, la supercherie serait vite découverte, la punition certaine et rapide. De nouveau, ma chance, l’un des deux chirurgiens était présent à la visite; ne me demandez pas lequel des deux, car, pour moi, dans mon coeur, ensemble, ils restèrent toujours associés dans leur bonté, au sauvetage d’un jeune juif français. 

Je fus complètement pris en charge, sorti du camp de quarantaine et transféré à l’hôpital du grand camp. Quelle ne fut pas ma surprise; installé dans une chambre spacieuse, dans un lit, avec des draps et aux petits soins d’infirmiers, je n’étais pas tout seul dans la pièce; je ne saurais vous dire combien de lits , mais quel changement radical. Les deux chirurgiens m’ont rendu visite, m’ont expliqué gentiment que je ne mangerais rien de la journée et que le lendemain, dans la matinée, je serais opéré de l’appendicite par leurs soins, que j’aurais très mal, car manque de médicaments, ils ne pourraient m’administrer tous les soporifiques voulus, mais que cela irait très vite et qu’il fallait leur faire confiance. Le soir même, je fus rasé sur tout mon corps, de mes poils encore existants. Le lendemain, mis sur un brancard, direction salle d’opération.  Quelle ne fut pas ma surprise de voir, dans un enfer pareil, une salle si bien aménagée; je crois qu’il n’y manquait aucun instrument utile à l’opération, pas même le SS dans un coin comme observateur. 

J’eus très peur, et l’un des chirurgiens s’est approché de moi et m’a glissé à l’oreille cette phrase que je n’ai jamais oublié : « reste sage, il ne s’apercevra de rien, il y a un champ opératoire, c’est à dire un drap qui cache ton zizi », (pour la circoncision).

L’opération a commencé; elle a duré en tout et pour tout sept minutes ; ils m’ont montré le bout d’appendicite. J’ai eu très mal et bien plus encore le lendemain. Ils ont apaisé ma souffrance, avec quoi, je ne le sais pas, puis le mal s’est estompé et le sourire est revenu. Pour la subsistance, les premiers temps à des bouillies, puis un peu plus tard, à des produits bien plus consistants. 

J’étais bien, choyé, protégé, un rêve... Ce qui devait arriver arriva ; je fus déclaré sortant. 

On m’habilla proprement, on me remet une feuille et ordre de me présenter au chef du block 34, au grand camp; on m’octroya un numéro. J’avait tout à coup changé de casquette; je n’étais plus juif français, mais français tout court, avec un triangle rouge, la lettre F et le n° 97864.e ne peux passer sous silence tout le bien que je pense des médecins. L’activité des médecins leur posait un problème particulièrement angoissant. Ils font hospitaliser en fraude des camarades malades ou épuisés. Ils truquent les fiches, cachent les malheureux, mais il n’est possible d’aider qu’un nombre d’hommes limité et il faut s’ériger en juge. Le choix à faire est, pour le médecin digne de ce nom, un problème déchirant. C’est pourquoi des médecins, que ce soit à Auschwitz ou à Buchenwald, avaient décidé de donner le peu de médicaments dont ils disposaient aux jeunes qui avaient les meilleurs chances de survie. 

Beaucoup d’anciens détenus expriment leur reconnaissance envers ceux qui les ont soignés et sans lesquels ils ne seraient jamais sortis vivants des camps.

Je suis l’un de ceux-là, sauvé deux fois par des médecins. Mais malgré ces pressions qui pesaient sur tous, encore qu’inégalement, c’est grâce à ceux qui acceptèrent d’y assumer des fonctions, personnel soignant, médecins, chirurgiens, que les hôpitaux créés par les autorités pour être des antichambres de la mort, furent souvent des asiles de salut. Il y avait certainement des autorités occultes dans le camp.

Je pense que seuls les déportés ont à juger les comportements des uns et des autres dans ces camps de la mort. Celui qui n’a pas connu le camp, celui qui n’a pas connu ce monde infernal, spécial, où certains ont été obligés, quelquefois, d’être cruel pour ne pas l’être davantage, n’a pas le droit d’en parler. 

Papier en main, je me dirige vers le block 34. Ce block était situé dans le bas du grand camp, le 34 était peint en vert amande et il était entouré d’une plate bande de thym. On distinguait une partie centrale flanquée de deux grandes ailes ou « flugels » A et B. Dans la partie centrale, où se situait l’entrée, étaient installés des lavabos et les WC. De part et d’autre de la partie centrale, il y avait deux portes, celle de l’aile A et de l’aile B; par chacune d’elles on avait accès à un réfectoire. Le réfectoire était une vaste salle meublée de sept grandes tables. En son milieu, un authentique poêle en fonte. A un angle, près de la porte qui conduisait au dortoir, se trouvait un réduit que les placards isolaient du reste de la pièce. Ce réduit servait de logement-bureau au chef de block dans l’aile A et à un sous-chef dans l’aile B. 

A Buchenwald, les détenus n’étaient pas tous logés à la même enseigne; il y avait les kommandos de travail à hauts risques et d’autres plus supportables; comparativement, il y en avait même de bons, par exemple la « schreibstrube » -les écritures. Tenir un porte-plume, établir des fiches d’état civil, les ranger par ordre alphabétique, calculer le nombre de gens présents dans le camp ou sur la place d’appel et le pouvoir d’inscrire untel ou untel sur un bon ou mauvais kommando. 

Les différences créées dans le camp, ne furent jamais vraiment acceptées; elles furent plus ou moins tolérées, surtout lorsque ces « bonnes places » furent petit à petit occupées par des hommes politiques différents dans leurs idéologies des uns des autres. Nous avons un camp modèle, propre, bien peint, salle de cinéma, musique, même une maison close; évidemment tout cela pas pour les détenus de seconde zone, cela cache cependant des dessous sinistres.

Buchenwald représente le camp où l’organisation intérieure, aux mains des détenus comme dans les autres camps, est la plus politisée. Les déportés français arrivant au camp en 1943 ont eu la surprise d’y trouver des chefs de blocks, des kapos communistes allemands internés depuis de nombreuses années, qui ont définitivement enlevé aux verts le pouvoir -pouvoir précaire à la merci des dieux, les SS, mais qui, d’une manière générale, s’exerça dans un sens favorable, même si les kapos politiques ont subi la contagion de la jungle concentrationnaire.

Au début de mon installation au block 34, je suis sorti travailler dans un kommando de construction. Nous sommes allés jusqu’à Weimar, cette belle cité des arts et des lettres, en rangs par cinq, dans notre tenue de bagnard. Nous n’avons guère rencontré d’âmes compatissantes...

La musique, installée matin et soir à la sortie du camp ; le départ et l’arrivée des kommandos doit se faire au pas, tête nue, tous les cols rabattus, sans balancer les bras et sous des airs de cirque. Les coups de pieds et les coups de cravaches tombent sur ceux qui oublient un de ces règlements, parfois même sans raison. Un mort n’est ici qu’un numéro qui disparaissait. Il sera ramassé comme une bête, et le four crématoire sera son oraison funèbre.

Et puis j’ai eu mon jour de veine; tous les survivants ont eu ce jour de chance, ce moment où le destin bascule d’un côté ou de l’autre, pour la plupart du mauvais côté, pour quelques uns du bon.

Le chef de block m’assigna un « bon travail ». Tenir un balai, nettoyer les tables, la salle, le dortoir, ranger les affaires, aller chercher la soupe; être correctement vêtu est une vie de rêve, un paradis après des mois d’enfer passés à manier la pelle et la pioche, à porter des charges, exposé sans protection à toutes les intempéries et noyé au milieu de plusieurs centaines de détenus, dont souvent la langue vous est inconnue et qui, quelque soit leur comportement, vous donnent l’impression d’être, vous, un étranger. Les différences créées dans le camp étaient donc très sensibles. Elles tendaient à creuser un fossé entre d’une part la grande majorité condamnée à la pelle et la pioche, guettée par la maladie et, d’autre part, une minorité, souvent infime, qui disposait de plus de chances de survie.

En dehors des appels et des corvées, je passe mes journées au block, je récupère des forces. Au block, il y a une dizaine de camarades dans mon cas, dont « Grimau » (Christian Pineau), qui sera, après sa libération, ministre des affaires étrangères. 

On parle des événements. Je lie connaissance avec Willy Schiller, un alsacien, sous-chef de l’aile B au 34. De par les fonctions, j’apprends à mieux connaître notre chef de block, un homme remarquable et à qui nous devions beaucoup. Il parle plusieurs langues, dont le français. Il était, m’a-t-on dit, l’ancien maire communiste de Leipzig. Je n’ai jamais vu cet homme lever la main sur quiconque. Il a remplacé l’ancien chef du block 34, Alfred, une brute. Que de voix de faits ne raconte-t-on pas à son sujet. 

J’apprends le nom du nouveau, Kurt Koeinig, est-il son vrai nom ? Mais grâce à lui et à quelques bons camarades, aidés par la solidarité française qui est bien organisée, je reprends le dessus. Je sympathise avec Emile, un pêcheur marseillais, qui avoue avec simplicité qu’arrêté pour pêche au lamparo (un gros projecteur pour attirer le poisson), il n’a jamais fait de résistance. Après notre libération, j’ai séjourné chez lui, dans sa famille, à la madrague, une banlieue de Marseille où il continuait la pêche au lamparo et à la dynamite.

En janvier et février 45, un kommando fut désigné pour jeter les cadavres des déportés venant des camps d’extermination de l’est dans deux grandes fosses utilisées lorsque les fours crématoires ne suffisaient plus. 

Ces fosses constituent aujourd’hui les deux ailes extrêmes de l’immense mémorial construit par l’ex-RDA où elles sont reliées entre elles par des stèles en mémoire de chaque nationalité présente au camp. 

Il est mort beaucoup de monde, tout doucement, comme une bougie s’éteint, parce qu’il n’y a plus rien à brûler. Au block 34 également. 

La désorganisation était telle qu’on avait parfois la soupe qu’à dix heures du soir. Les soupes sont devenues de plus en plus maigres, souvent juste de l’eau grumeleuse. 

es habitants du camp se transformaient en musulmans. On n’avait plus que la peau et les os. Le block 34 fut exemplaire; il fut l’un de ceux où se produisit le moins d’incidents. La cuisine fonctionnait très mal. On avait droit à de l’eau bouillie avec des épluchures. Il n’était plus question de solidarité matérielle, mais morale. 

Il soufflait ce vent de neige, le blizzard continental qui nous pénétrait de partout. Il y avait de la neige partout. On restait deux à trois heures sur la place d’appel. Ils comptaient, recomptaient, s’embrouillaient, recommençaient. On battait de la semelle. On ne pouvait plus bouger une demi-heure durant le temps de compter. Ils passaient, cravache en main, schlage par ici, schlage par là, on se soutenait les uns les autres pour se maintenir debout. 

Un soir, tard, dans mon écuelle, de la viande; délicieux, tendre, cuit à point, j’ai même eu droit au foie... J’ai appris le lendemain que j’avais mangé du chien, un chien SS, forcément. D’où vient-il ? Comment est-il arrivé jusqu’à l’écuelle ? Mais quel souvenir gastronomique, car le menu quotidien de Buchenwald était une tasse d’eau noire le matin, la journée une tranche de mauvais pain mastic, une barre d’ersatz de margarine, une soupe de rutabagas ou quelque chose de similaire le soir, chaude quand l’appel ne dure pas, froide s’il se prolonge.

Pendant tout le mois de mars, l’afflux incessant des détenus des kommandos extérieurs fuyant l’avance russe avait paralysé l’organisation des services du camp. Faute de vivres, on ne mangeait pratiquement plus et c’est là qu’on an entendu parler de chair humaine.

Les effets de cette pagaille se faisaient sentir dans tous les domaines. Des bruits circulaient, les allemands sont décidés à tenter l’évacuation du camp. Ça sentait la fin. Une angoisse lourde pesait, insupportable. Au crématoire on ne brûlait plus les cadavres, il n’y avait plus de combustible. Notre chef de block qui devait avoir une très grande influence dans ce camp, a eu des pourparlers avec des SS. Certaines nuits, j’ai vu arriver des sacs de pain et de cigarettes en échange de vêtements civils, d’argent, et même de l’or. 

Une partie des SS avait disparu du camp depuis déjà quelques jours. On en voyait de moins en moins. La désorganisation a fini par être totale. La cuisine a fini par être fermée et les avis les plus divers conduisaient à un affolement presque général.Le quatre avril, beaucoup d’agitation dans le camp. Vers 14 h, la tour lance l’ordre à tous les kommandos extérieurs de rentrer pour 16 h. Que va-t-il se passer ? Les bruits les plus alarmants courent. L’évacuation à pied ? Nous savons tous ce que cela signifierait pour la plupart d’entre nous... nuit très agitée.

Le cinq avril, effervescence dans le camp. Les blocks surpeuplés ressemblent à de grosses fourmilières. Les informations les plus diverses circulent. La question la plus angoissante que chacun se pose : allons-nous être évacués ?

Le six avril, les événements se précipitent; les juifs sont appelés sur la place. Ils s’enferment dans les blocks. Appel général de plus de trois heures. Vers 21h, les blocks juifs sont cernés par les « lager-schutz » (ce sont des détenus assurant la police du camp). Les SS interviennent dans le camp. Ils font remonter, très brutalement, sur la place d’appel, les juifs dispersés dans le camp en vue d’une première évacuation. 

La nuit, tout le monde se tient sur ses gardes.

Le sept avril, pas d’appel de la journée. Rumeurs sur rumeurs...

Le huit avril, vers 11h, la tour donne l’ordre de nous tenir prêts pour monter sur la place d’appel à 12h avec le minimum de bagages: c’est l’évacuation tant redoutée. 

En un instant, le block relativement calme devient fébrile; cartons vidés, couvertures roulées, les gamelles. Le dortoir est complet. Impossible de circuler dans le réfectoire. 12h... Sifflet de rassemblement, mais, pour la première fois, sous les ordres de nos dirigeants, refus d’obéissance. On reste dans les blocks, le coeur battant. 13h30; après quelques sommations de la tour, le Lageraltester (le prisonnier le plus âgé, mais en fait, le détenu ayant la responsabilité intérieure d’un camp, en général un allemand) fait appeler le corps des pompiers pour faire monter les détenus du petit camp sur la place d’appel. Avec beaucoup de difficultés, ceux-ci montent sur la place. A peine arrivés, ils se dispersent dans toutes les rues du camp. Les blockführer (le SS chargé de la surveillance d’un block), armes au poing, descendent dans les camps pour regrouper les fuyards. Ils font évacuer les blocks 17, 44, 39, 31, 10, 14 et 45. Notre block est épargné; je crois que la raison principale est la connivence du blockführer et du chef du block 34. A 17h, la rafle parait terminée. Le calme dans les rues est revenu. Sur la place d’appel, il semble qu’il y ait trop de monde puisque les blocks 39, 45 et 31, un block de français redescendent. Nous recevons l’ordre de ne plus sortir; pas de soupe, pas de pain. Nous nous couchons tout habillé dans l’attente.

Le neuf avril, de nombreuses informations circulent quant à l’offensive alliée; il semble, d’après les bruits de bataille que l’on entend et des nouvelles qui circulent, que l’offensive s’étende au nord et au sud du camp. 

Nous nous préparons encore à une nuit d’angoisse.

Le dix avril, 10h, les SS commencent la rafle pour le rassemblement, block par block. 14h, alerte, fin des rafles. 16h, la rafle doit recommencer... Surprise, rien. 

La canonnade est de plus en plus proche; on parle de la prise d’Erfurt. Dans la soirée, nous avons fait un exercice de rassemblement. Le moral est bon. Encore une nuit d’attente.

Le onze avril est arrivé ainsi; dans une véritable atmosphère de fin du monde. 

Lorsque le jour se lève, ce mercredi, nous sommes 21 000 prisonniers. Ce fut une belle journée pour les détenus du camp de concentration de Buchenwald.

Nous attendions les américains. On sentait dans l’air quelque chose d’étrange. C’était l’heure du destin, la liberté ou la mort ? 

Les SS, on en voyait de moins en moins; la désorganisation a fini par être totale. Les avis les plus divers circulaient. Cependant le commandant Pester et les SS sont affolés par l’approche américaine. 

Dès les six et sept avril, ils avaient présidé au départ de convois promis à l’extermination. Rien n’a pu stopper ces départs parce que les SS eux-mêmes sont entrés en action dans les blocks pour chasser leurs occupants sur les routes de la mort, dans toutes les directions où ils espéraient ne pas se heurter aux alliés.

L’évacuation ne sera pas totale; des milliers d’hommes resteront au camp (21 260 à la libération), environ 28 000 évacués qui sera pour beaucoup la mort.

Le onze au matin, l’ordre de mobilisation est donné à la résistance. 250 fusils dans le camp, cinq cartouches par fusils. La première vague d’assaut est lancée contre la fameuse tour, sur les ordres d’un tchèque. Le reste de la compagnie de choc avait ordre de provoquer un court-circuit et de couper les fils barbelés. 

C’est ainsi qu’une heure après la libération du camp, les tanks américains font leur entrée et découvrent Buchenwald.

Au cours des quelques engagements, quelques centaines de SS de tous les grades ont été faits prisonniers et enfermés au block 17, transformé en prison.

Les déportés n’ont pas choisi la forme de leur mort, mais elle s’est offerte à eux avec les visages les plus changeants, les plus inattendus. Sur l’ordre de Berlin, les SS se sont acharnés, les six jours précédents, à vider le camp, mitraillette au poing, à la cravache, avec leurs chiens; ils sont parvenus à jeter sur les routes, à entasser dans les trains de marchandises 28 000 hommes pour une destination qui sera pour beaucoup la mort. La vie, la mort se jouent sur un coup de dés, sur le hasard d’un tri, d’un choix.

Le block 34, un block de français qui s’est soudé au fil des mois, qui s’est préparé à l’épreuve de force. Dans le block, le silence s’est installé comme pour mieux recueillir tous les bruits, tous les indices. Des explosions sèches, puis des rafales de mitrailleuses lourdes se succèdent. Les hauts-parleurs du commandement lancent des ordres brefs. Les SS sortent du camp. Les SS rejoignent leurs unités. Puis c’est le silence. 

Nous avons tous en mémoire les rumeurs menaçantes, l’extermination des témoins. 

Le temps passe. Des détenus apportent des informations. « Rassemblement dehors », lance une voix. Nous nous rangeons devant la baraque. Des rafales de mitraillettes crépitent, puis des coups de feu. En avant, on y va; notre colonne se met en marchent, quatre ou cinq d’entre nous ont un fusil à la main. 

Ces armes qui, pièce par pièce, ont été introduites et camouflées dans le camp. 

La colonne remonte l’allée du camp, débouche sur la place d’appel. De petits groupes de détenus armés ont déjà atteint le portail de fer forgé de Buchenwald et l’ont ouvert tout grand. Des silhouettes apparaissent sur le balcon de la tour de commandement SS. Les miradors qui cernent le camp sont vides. De partout jaillissent des centaines d’hommes décharnés qui crient, qui pleurent. A droite de la place d’appel, la cheminée du crématoire ne fume plus. 

Je cours, quelques pas encore; je suis hors du camp, je suis vivant et libre.

Abraham Fridman devant le portail de Buchenwald en 2004.

Ce portail qui m’a toujours paru infranchissable est là, à portée de main. Ce portail, où s’inscrit en lettres de fer la devise « A chacun son dû ». 

Deux chars de Patton ont surgi, puis ont stoppé devant des hommes d’un autre monde, la tête rasée, vêtus de vestes de toile aux rayures blanches et bleues. D’autres chars suivent, longent le camp sans s‘arrêter et prennent la route de Weimar.

Le onze avril 1945, à l’heure de la libération, 21 260 déportés étaient présents au camp. Les mystères, les approximations, les oublis volontaires, les manipulations de témoignages, d’horaires et peut-être même quelques menus mensonges ont fait de la libération de Buchenwald un événement controversé dont refusent de débattre la plupart des survivants. Plus de cinquante ans après, la polémique demeure.

La bataille pour la libération de Buchenwald est terminée. Qui l’a gagnée ?

Il semble, et il pouvait difficilement en aller autrement, qu’il y avait eu concordance entre l’arrivée des américains et la manifestation encadrée, disciplinée, des déportés dont les responsables, à majorité communistes, avaient longuement préparé le soulèvement armé. Aucune brutalité contre la population civile proche de Buchenwald. Pas même de brutalités contre les SS et les auxiliaires des allemands capturés. Et tous les déportés se font honneur d’avoir su garder leur dignité, de n’avoir pas fait ce qu’on leur a fait.

Quelques jours plus tard, avec Willy Schiller, le sous-chef de l’aile B, nous partons en expédition hors du camp. La forêt de Thuringe, celle où Goethe aimait à se promener, s’étend à perte de vue.

Une voie ferrée la traverse, la voie qui amenait les trains des condamnés. Le spectacle de la débâcle allemande est partout. Willy avait trouvé une moto et nous avons poussé plus avant nos découvertes. Les visages des habitants des villages traversés nous témoignaient plutôt la crainte. Nous nous sommes saoulés de kilomètres et d’air pur. 

A la tombée du jour, Willy a remarqué, dissimulée dans un bosquet, une ferme. Nous sommes entrés en nous présentant comme résistants français libérés de Buchenwald. Willy a demandé en allemand si nous pouvions manger... Est-ce par brimade ou par défoulement ? C’étaient deux soeurs qui tenaient cette ferme dont l’aînée avait son mari au front. Elles se sont empressées à nous servir une énorme omelette. Quel régal ! Elles ne savaient comment notre visite allait se terminer, mais, sans doute, notre attitude et nos propos les ont rassurées, calmées. Pour finir, nous avons eu quelques friandises et, pour clore le repas, on a même débouché une bouteille de vin. 

Notre espoir de survie, cette petite lueur jamais éteinte, flamboyait; oubliées la fatigue, la souffrance, la faim. Nous étions ivres de liberté et de joie. Cette fois, pour nous, la bête était morte. 

Cette nuit-là, on a bavardé très tard. Plus d’appel, plus de contrainte, plus rien. La glace était rompue ; chacun a raconté ses malheurs. Nous avons été invités à dormir dans la ferme. Willy, ce soir-là, s’est comporté en homme libre... Moi, jeune et très timide avec les dames, je me suis endormi comme un enfant et, dans l’état où j’étais, la fille, elle, ne risquait rien. Ce qui ne m’a pas empêché, plus tard, de me vanter. 

Après trois ou quatre jours passés à la ferme, nous sommes repartis comme nous étions venus, direction le camp. Ce qui me frappe, c’est la rapidité avec laquelle nous dépouillons notre peau de prisonnier, nos réflexes de concentrationnaires, comme si nous voulions tous, très vite, échapper à notre cauchemar.

Des officiers qui, hier, traînaient leur brouette, retrouvent leur grade. des parlementaires, malgré leur oripeaux, reprennent leur qualité d’élus. Une hiérarchie sociale qui s’était dissoute se reconstitue à vue d’oeil. Ce sont les premiers évacués. Pour tous, la seule obsession est le retour.

 Et pour moi, cela va se passer très vite. Aux alentours du vingt ou vingt-deux avril, je me réveille malade, ne pouvant plus bouger et ayant beaucoup de fièvre. Le médecin militaire américain est appelé d’urgence. A son arrivée, la température, thermomètre sous la langue; 40,10°. Embarquement immédiat dans un de ces grands cars militaires américains où je fus conduit avec beaucoup d’égards à l’hôpital Herman Göring de Kaiserslautern, dans le Palatinat, en zone française. C’était un superbe hôpital tenu par des soeurs. J’avais un lit dans une salle immense avec des sols en marbre. Je fus soigné avec beaucoup de gentillesse et les soeurs se sont souvent apitoyées sur mon sort. Après quelques jours, une ambulance militaire française avec deux infirmières m’ont convoyé jusqu’à Metz. Visite de la sécurité militaire puis, de nouveau, ambulance Metz-Paris. 

Le premier mai 1945, j’étais à l’hôtel Lutétia, boulevard Raspail.

Un lit douillet, un petit déjeuner de palace, puis je suis descendu au grand salon empli de tables en bois; la sécurité militaire omniprésente.

Nom, adresse, arrêté où, quand, détenu où, à quelle date...? Le médecin, ensuite, un examen sommaire. Le magasin d’habillement, un costume, des chaussures, puis le pécule et ensuite des papiers provisoires. Dans le hall, devant l’entrée, une foule qui m’agrippe, qui me tend des photos, qui me demande une lueur d’espoir. Toute la détresse du monde autour de moi. Puis je prends le métro à Sèvres-Babylone; Paris, c’est chez moi...

Dans le métro, tout le monde me regarde; une dame, puis une autre se lèvent: « venez vous asseoir » me disent-elles avec la douceur que l’on a pour un grand malade. Oui, c’est vrai, je suis bien fatigué. 

Une aventure aussi exceptionnelle, suivie de l’enfer des camps, ne pouvait pas manquer d’avoir, sur le jeune de dix-huit ans en 1945 que j’étais, un impact psychologique considérable. Je ne peux passer sous silence la période souvent décousue qui suivit mon retour. La réadaptation fut difficile physiquement et moralement. Je n’arrivais pas à vivre comme tout le monde. J’étais désorienté et passais d’un extrême à l’autre.

Au Lutétia, où débarquent des fantômes vêtus comme des bagnards, il a fallu tout improviser. L’arrivée des déportés ne ressemble en rien à celle des autres rapatriés. Pour ceux qui descendent lentement des autobus en provenance du Bourget ou de la Gare du nord ou de l’est, pour ceux que des scouts portent dans leur bras parce qu’ils ne pèsent plus que 35 kilos, il a fallu convoquer des médecins, des infirmières, des dentistes, des nutritionnistes et des cuisiniers.

La sécurité militaire, ils doivent arracher aux survivants hébétés, malades, irritables, des dates et des noms qui permettront de reconstituer le parcours, de trouver trace des disparus. A l’extérieur, une foule affamée d’informations, hommes et femmes angoissés, le visage plein d’espoir et de larmes qui cherchent à reconnaître, parmi des hommes et des femmes sans âge, au crâne rasé, ceux qui leur ont été arrachés en 1942, 43 et 44. Ils demandent si l’on a connu, si l’on a vu, si l’on voit. Savoir? Connaître ? On regarde sans les voir les photos qu’on nous tend. Que répondre ? Que dire d’ailleurs ?Bon nombre de photos demeurent aux murs de cet hôtel de luxe du bld Raspail jusqu’au jour où, tout espoir perdu, elles seront définitivement enlevées. 

Pour sortir du Lutétia, il faut de nouveau traverser cette foule tragique, harcelante, submergée par l’espoir et l’angoisse. Moi, je savais, mais eux ne savaient pas encore.

Sur les 75 721 juifs et juives déportés de France, en 77 grands convois, seuls 2566 survivants en 1945. Les chiffres sont terribles.

Des 41 951 partis en 1942 dans les 43 convois pour Auschwitz, ils ne seront que 811 à rentrer, dont 21 femmes.

Des 17 069 envoyés à Auschwitz et à Sobibor, en 4 convois, en 1943, il est revenu 340 hommes et 126 femmes.

Des 14 833 déportés en 1944, 521 hommes et 766 femmes.

Oublier cette vie d’enfer, comment pourrons-nous?

La joie ne venait pas, car nous avions ramené trop de morts avec nous. Que dire à ceux qui demandaient, qui posaient des questions? En mai et juin 1945, répondre que les infirmeries sans médicaments n’étaient que des mouroirs, que l’on baptisait « soupe » un liquide jaunâtre, qu’autour des lavabos les séances de toilette s’apparentaient à du catch, que les appels dans le froid où le vent représentaient, surtout pour les femmes si peu vêtues, une humiliation autant qu’un supplice parfois mortel, que les sélections dans les camps d’extermination étaient une souffrance inimaginable. 

Cela avait-il un sens pour ceux ou celles qui n’avaient rien connu d’une société de SS, de kapos, et de bagnards, gouvernés par l’injustice, le favoritisme et la dépravation ?Aucun dictionnaire ne pouvait expliquer dans la vérité des camps les mots « kommandos », kommando de ceci ou de cela, le sens du mot « transport » qui signifiait aussi l’envoi dans une mine, une carrière de pierres, un autre camp ou une chambre à gaz. Alors, autant se taire...!

Nous nous retrouvions fréquemment entre anciens déportés. C’était souvent pour faire la foire et la bamboche. Nous n’arrivions pas à nous fixer des objectifs sérieux. On vivait dans l’abracadabrant pour échapper à la routine quotidienne. Nous n’arrivions pas à nous reprendre une vie normale, à nous faire une raison. Le fossé était encore trop profond entre notre volonté de survivre dans le camp et la monotonie de la vie retrouvée. Notre destin nous paraissait anormal, insolite. 

On n’apprend pas cela dans les écoles. C’était hors normes. Nous avions émoussé notre courage de ce décalage vertigineux. Et puis ce qui devait arriver arriva. 

Malade, je fus admis à l’hôpital Bichat, porte de St-Ouen, l’hôpital réservé aux déportés. Je pesais alors à peine 42 kilos. J’ai fait environ deux mois d’hôpital, puis je suis parti pour Divonne-les-bains en Haute-Savoie, au Grand Hôtel, en convalescence. Avec le temps, cependant, et nécessité faisant loi, la plupart d’entre nous, un à un, a retrouvé un travail. 

Peu à peu j’ai été récupéré par la vie professionnelle, la femme, les enfants. Une immense et lointaine plage de temps s’est interposée entre la déportation et la vie quotidienne. La vie dite normale avait lentement repris ses droits. Il fallait bien faire son boulot comme tout le monde, jouer son rôle de citoyen. 

La déportation était un cauchemard dans ma vie, une page d’histoire dont nous n’étions pas les auteurs, seulement quelques acteurs anonymes. La déportation nous avait profondément bouleversés, traumatisés, mais, à l’époque, nous n’en tirions pas de conclusions philosophiques ou morales. Le temps n’était pas venu.

Pendant des années, je fis moins de cauchemars sur les camps qu’à partir de la cinquantaine où ils devinrent chroniques. Toujours l’enfermement et l’obsession, l’impossibilité de fuir la mort misérable de tous mes camarades... 

C’est en 1995, seulement ; pour le cinquantième anniversaire, que nous sommes allés, ma femme et moi, voir ce qu’était devenu le camp d’extermination d’Auschwitz, ce qui pouvait en rester. Je ne sais quel attrait légitime m’animait ? A quel besoin d’inventaire moral j’aspirais ? Ni quel désir d’exorcisme ou de déculpabilisation me poussait à ce pèlerinage ? Bien sûr, j’ai presque tout reconnu, le portail avec son cynique « le travail c’est la liberté », la place d’appel, puis les blocks, mais aussi beaucoup de détails que je ne connaissais pas, le lugubre Birkenau dont je ne me souvenais que de sa rampe d’accès au quai d’arrivée et sa sélection.

Je me suis recueilli avec émotion à l’écart des autres visiteurs et de certains discours politiques pour ne pas penser qu’à nos souvenirs. Je voyais des ombres par milliers, piétiner sur la place d’appel, éblouies par les projecteurs déchirant la nuit, les blessés et les mourants, mais aussi une certaine fierté car Hitler avait voulu tous nous détruire et j’étais présent. Comme cela était à la fois si loin et si près. 

Je ressentais ma double appartenance, à notre temps, mais aussi à nos frères de misère morts dans cet enfer du désespoir. Mais pourquoi donc eux et pas nous ? Comment des hommes ont-ils pu éprouver pour d’autres hommes un tel mépris ? Comment l’humanité de tous les continents a-t-elle pu s’abandonner à de telles pulsions de mort ? A de telles hécatombes ?

C’est en avril 1997, pour le cinquante-deuxième anniversaire de la libération de Buchenwald, que ma femme et moi sommes allés voir ce qu’était devenu le camp, ce qui en restait... 

Ce pèlerinage pour terminer mon ouvrage pour tous les miens, sur mon adolescence avant l’holocauste et après...

Pour nos océans de sang et nos fleuves de larmes. 

Nos foyers dévastés, nos vies détruites à travers le monde. 

Toutes nos insupportables souffrances et nos synagogues profanées et éventrées.

Pour tout le martyre de ces noires années.

Juillet 97/Août 2003

Abraham Fridman

Question d'élèves

Etes-vous retourné à Auschwitz après votre libération ?

Je suis retourné à Auschwitz-Birkenau cinquante ans après, à l'occasion d'un voyage de douze jours en Pologne, principalement en Haute-Silésie, haut-lieu des camps d'extermination, avec ma femme et des gens de l'ouest de la France. Non pas une cérémonie commémorative, mais un voyage organisé, culturel. 

Depuis j'y suis retourné près de six fois, dans un but bien précis: en tant qu'accompagnateur déporté ; avec des étudiants de la Mayenne.

Je fus interné, après "sélection", au camp principal. Le gouvernement polonais l'a transformé en une sorte de monument national. C'est un "musée" où sont exposés des vestiges: des cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des valises avec les noms des propriétaires, des chaussures d'adultes, d'enfants, etc., mais cela reste un musée - quelque chose de figé, de réordonné.

Par contre, j'ai éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans "Birkenau". Là, rien n'a vraiment changé; il y avait de la boue et il y a encore de la boue, ou une poussière suffocante l'été. Les baraques en bois, celles qui n'ont pas été incendiées, sont restées comme elles étaient, basses, sales, avec un sol en terre battue. Il n'y a pas de couchette mais de larges planches de bois superposées jusqu'au plafond. Sur chacun de ces planches de 1,80 sur 2 m, on faisait dormir jusqu'à neuf femmes.

Face au triste pouvoir évocateur de ces lieux, chaque ancien déporté réagit de façon différente. Il y a ceux qui refusent d'y retourner ou d'en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars...

Pour moi, se souvenir est un devoir, surtout je ne veux pas que le monde oublie. J'ai compris que mon expérience avait un sens et que le lager n'a pas été un accident, un imprévu de l'histoire.

Les camps nazis ont été le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse. Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l'homme et son droit à l'égalité, on glisse vers le système concentrationnaire; et c'est pourquoi, ayant parfaitement compris quelle terrible leçon recelait mon expérience, je retourne dans les lagers, pour y accompagner des jeunes en pèlerinage. Je préfère le rôle de témoin à celui du juge. J'ai à témoigner de ce que j'ai vu et subi.

C'est une chance de visiter de tels lieux de mémoire en compagnie de ceux qui avaient pu en réchapper. Le choc des images et des mots est grand. On octroie aujourd'hui peu de temps dans les programmes d'histoire de collège et de lycée pour enseigner un tel sujet. 

Alors pour certains professeurs, ce n'est pas un hasard ces voyages sur les lieux-mêmes de ces abominations. Car après avoir tant lu et écouté, il est temps de faire face à la réalité et d'aller visiter ces camps auxquels certains refusent de croire. Etre confronté à la fois aux lieux et aux témoignages est parfois une épreuve difficile. Par leur témoignage, par leur conviction, par leur disponibilité, les déportés apportent une dimension irremplaçable à la visite des camps.

Il faut que vous réalisiez que vous êtes quasiment les dernières personnes à entendre les témoignages des anciens déportés.

Les traces écrites de la Shoah suffiront-elles à combattre l'oubli et les déformations qui menacent la mémoire ? Terrible incertitude. Bientôt, nous n'aurons plus que les enfants pour transmettre. 

Il ne reste plus que quelques centaines de rescapés d'Auschwitz. Les occasions d'interroger les témoins directs vont se raréfier et disparaître inexorablement. 

Dans le même temps, des propos et des voix refont surface, en liaison avec la persistance de la violence au Proche-Orient. Lucidité, sang-froid et vigilence doivent nous guider. Que des jeunes marginalisés et fanatisés prennent le relais de quelques écrivains français des années trentes n'est pas fait pour rassurer.

Dans les camps d'extermination allemands, on entrait en général pour ne plus en sortir, il n'y était prévu d'autre issue que la mort. Tout au moins pour les juifs et les Tsiganes, le massacre était total, il n'épargnait même pas les enfants qui furent tués par milliers dans les chambres à gaz, cas unique parmi toutes les atrocités de l'histoire de l'humanité ?

Parmi les chances à saisir, à entretenir, il y a l'école - et il faut exprimer notre gratitude envers les enseignants si décriés et malmenés.

Si, dans vingt, cinquante ans, les enfants de ce pays savent encore ce que furent les lois de Vichy, le port de l'étoile, le Vel-d'hiv, Drancy, Birkenau, le lourd manteau d'anéantissement et d'absence jeté sur tout un peuple, ne cherchons pas, nous le devrons à ceux qui n'en auront jamais fini de raconter, aux générations de professeurs qui auront su, un jour, obtenir des él ves, au récit de la Shoah, ce silence particulier qui ne trompe pas, le silence des messages reçus et gravés à jamais.

Mesdames et Messieurs les enseignants d'aujourd'hui et de demain, acceptez que je vous adresse de la part de tous ces raconteurs de mémoire, l'expression de notre immense gratitude. Le sort de la Vérité et de la Mémoire est entre vos mains.

Témoignage d'Abraham Fridman au lycée Vadepied

Abraham Fridman s’est éteint le 14 août 2014 et repose désormais au cimetière de Montsûrs en Mayenne.

L’amphithéâtre du lycée Raoul Vadepied d’Evron, en Mayenne, porte désormais son nom pour ne pas oublier.

Fac-similé de l'acte de naissance d'Abraham Fridman

Abraham Fridman de retour à Birkenau le 12 juillet 2004 accompagnant un voyage pédagogique.

Abraham Fridman lors d'un témoignage au lycée Vadepied en 2002

Entrée du camp d'Auschwitz. Photo prise le 12 juillet 2004.

Abraham Fridman devant l'entrée du camp de Buchenwald, 10 juillet 2004

Abraham Fridman devant le portail de Buchenwald en 2004.