Bande dessinée et raisonnement géographique

Quand les élèves de sixièmes construisent des bandes dessinées en géographie prospective

Description du projet et présentation des finalités

Dans le cadre du Master de didactique de la géographie dispensé par l'université de Paris, une recherche a été menée sur l'intérêt de la bande dessinée dans l'apprentissage du raisonnement géographique par des élèves de sixième. Ce travail devait vérifier l'hypothèse selon laquelle la construction d'une bande dessinée permet aux élèves de développer un raisonnement géographique. Il s'appuie sur un projet mené dans deux de mes classes de sixième, l'année 2018-2019. L'échantillon d'élèves est donc assez restreint. Les résultats de l'expérience mériteraient d'être confirmés. S'inscrivant dans le cadre du programme de géographie, ce projet a été mené à partir du premier thème de l'année "Habiter les métropoles". Les élèves étaient divisés en groupe de trois.

Ils ont réalisé un travail de prospective territoriale à partir de deux métropoles, Lagos et New-York. Leur tâche finale consistait en la réalisation d'une bande dessinée présentant à la fois les défis et le futur de la métropole étudiée. Ces seize bandes dessinées sont accessibles en suivant le lien suivant :

L'une des finalités du projet étant de faire acquérir des concepts aux élèves, ils étaient tenus d'en insérer au moins cinq dans leur proposition. De même, ils devaient mettre en scène des acteurs et faire attention à bien intégrer les différentes dimensions de l'habiter (activité et loisirs, habitat, mobilités, approvisionnement) et prendre en compte la question environnementale.

La construction d'une bande dessinée en géographie prospective recouvre plusieurs objectifs:

  • faire acquérir aux élèves la démarche de la géographie prospective
  • mettre en œuvre un raisonnement géographique
  • intégrer des pratiques artistiques dans l'enseignement
  • susciter l'intérêt des élèves.

La bande dessinée, un choix didactique pour faire de la géographie

Le choix de la bande dessinée réside dans sa particularité. Médium au langage composite qui mêle texte et image, il constitue un art séquentiel (Eisner, 1999) au sein duquel l'espace est multicadre, compartimenté et où plusieurs ensembles -séquences- se complètent et se répondent. Thierry Groensteen détaillant de manière très complète sur son site les particularités de la bande dessinée, je n'y reviens pas et vous laisse le consulter :

En outre, la spatio-topie (Carrier, 2003, para.3) inhérente à ce médium s'appuie sur la discontinuité et l'ellipse temporelle. Ses qualités intrinsèques en font une ressource intéressante pour que les élèves raisonnent en géographie. Il en effet possible de mener un véritable travail sur l'espace-temps (Champigny, 2010) et sur les représentations d'élèves.

Les élèves recourent à ces outils à la fois pour présenter leur projets pour la ville du futur ainsi que pour montrer les évolutions temporelles entre la métropole existante et celle créée par les acteurs des bandes dessinées. La bande dessinée L'idée du siècle en est un bon exemple. Le premier plan ci-dessous présente le diagnostic territorial du bidonville de Makoko. Le quartier est dépourvu de tout commerce, de voirie, l'unique route ne dessert pas les habitations, celles-ci semblent petites. Le second plan représente le futur de Makoko, le projet d'aménagement prévu par les autorités de Lagos. Les élèves s'inscrivent ici dans une perspective spatio-temporelle. En outre, ils amorcent une réflexion sur l'espace qui se veut multiscalaire (l'ouverture à l'international implique une transformation profonde du quartier avec une création d'infrastructures, d'aéroports, d'hébergements multiples) et concerne différents types d'habitants (résidents, touristes aisés et plus modestes)

Aménagement du bidonville de Makoko de Lagos avant / après - L'idée du siècle, planches 1 et 5)

Les élèves développent en outre des capacités de compréhension, de hiérarchisation, d'anticipation (Rouvière, 2013), apprennent à structurer un récit de manière logique et cohérente et à maîtriser l'icono-texte. Ils recourent à la fois à la géographie raisonnée - en utilisant des concepts apportés en classe par exemple - et à la géographie spontanée. Ne connaissant intimement ni Lagos ni New-York et devant incarner des acteurs, ils recourent dans les bandes dessinées à leurs propres pratiques spatiales.

Une démarche spiralaire, socio-constructiviste et expérientielle

La démarche mise en oeuvre dans ce projet est à la fois spiralaire, socio-constructiviste et expérientielle. Socio-constructiviste de par la nature du processus d'apprentissage mêlant appui sur les pairs et sur l'enseignante et dépassement progressif des difficultés pour un accroissement progressif des savoirs. Les élèves sont ici acteurs de leurs savoirs.

Ce projet s'inscrit donc à la fois dans la lignée des travaux de Piaget (1937); Vygotski (1934), Bruner (1960) et ceux de Dewey (1938; 2010) qui en sus d'estimer fondamental que l'élève agisse pour apprendre, accorde une place importante à l'art.

Acteurs de leurs savoirs, ils se sont appuyés à la fois sur leur expérience personnelle (mobilités, pratique spatiale de la ville, sortie terrain), sur les savoirs savants (concepts) ainsi que sur leur représentation des différents acteurs (acteurs institutionnels, associations, rôle de la justice ou de la police) et de la métropole. La construction d'une bande dessinée en géographie se situe ainsi au croisement d'une géographie expérientielle directe et simulée. L'impératif de faire se déplacer des acteurs engendre à la fois une réflexion sur l'espace qu'ils conceptualisent et l'émergence d'un discours sur cet espace. Ils se projettent mentalement dans un espace-informé (Champigny, 2020), ce qui relève de la géographie spontanée et recourent à la géographie raisonnée (concepts, documents de travail, etc.). Tous les élèves n'ont cependant pas mobilisé de pratiques spatiales dans leur réalisation, certains n'ayant d'ailleurs pas participé à la sortie terrain organisée.

La construction d'outils d'analyse

Afin de définir si la construction d'une bande dessinée en géographie prospective permet l'expression d'un raisonnement géographique, différents outils ont été construits:

  • Une grille d'analyse des bandes dessinées
  • Des critères de réussite

Quels résultats?

Il est nécessaire de rappeler au préalable qu'en tant qu'enseignante, je ne cherchais pas l'expression d'un raisonnement géographique dans les travaux d'élèves de manière conscientisée et formelle.

Les outils ci-dessus ont permis l'émergence d'une typologie, elle aussi élaborée à partir des critères du raisonnement géographique. Trois groupes d'élèves ou de bande dessinée se distinguent:

La grande majorité des élèves parvient à mettre en place un raisonnement géographique.

Hormis un groupe, tous mettent en scène des acteurs, des agents ou des actants. Les acteurs institutionnels sont essentiellement sollicités. Les citoyens sont assez peu assimilés à des acteurs et davantage à des actants ou agents. Le plus souvent présentés dans leur vie quotidienne, ils servent à illustrer les décisions prises par les acteurs institutionnels. Le diaporama suivant propose quelques analyses de la place des habitants et acteurs institutionnels dans les différentes bandes dessinées :

L'accès au raisonnement multiscalaire s'est révélé moins évident pour les élèves. Ainsi, seules quatre bandes dessinées sont réellement multiscalaires. Cinq s'en approchent. Leurs auteurs ont mobilisé plusieurs échelles, mais n'ont pas établi de lien entre elles. Sept groupes n'ont mobilisé qu'une unique échelle, montre d'une difficulté réelle à envisager ce mode de raisonnement.

Enfin, les élèves des idéaux-types 1 et 2 proposent un véritable discours sur l'espace. Ils mobilisent le concept de distance et ont compris comment s'organise une métropole, bien que s'extraire de leur vision européocentrée ne soit pas chose aisée. Les élèves du troisième groupe échouent à organiser l'espace et à restituer le fonctionnement d'une métropole. Ils ne parviennent pas à s'inscrire dans le temps, en dépit de la démarche de prospective territoriale mise en place.

Enfin, si la bande dessinée permet aux élèves de mettre en œuvre un raisonnement géographique et de conceptualiser, cela demeure un exercice difficile à mener pour des élèves de sixième. Les élèves de l'idéal-type 1 mobilisent un réseau conceptuel riche qui montre une assimilation et appropriation du vocabulaire géographique issu des savoirs savants, une triple circulation des savoirs (entre les élèves, entre les élèves et l'enseignante et entre les savoirs savants et les savoirs issus de leurs pratiques sociales de référence). Le concept de métropole est compris et restitué par l'ensemble des groupes - à l'exception de l'un d'entre eux -. Cependant, l'intégration des cinq mots de vocabulaire géographique imposée par l'enseignante n'a pas été respecté par tous. Les élèves des idéaux-types 2 et 3 en revanche n'ont pas inséré plus de deux ou trois concepts ou notions géographiques et le fonctionnement d'une métropole n'est pas perceptible dans leurs travaux. Cela résulte de quatre facteurs essentiels :

  • l'impossibilité pour certains d'entre eux à manier les concepts
  • la faible maîtrise de la langue française
  • un projet pédagogique trop libre pour certains élèves très scolaires
  • une coopération difficile entre élèves au sein de certains groupes de travail.

Le balayage suivant montre les disparités dans la mise en œuvre du réseau conceptuel de la métropole dans deux bandes dessinées. Le premier réseau est issu du "Le futur de New-York" et est, à l'instar des travaux du premier idéal-type, très complet. Le réseau de droite correspond à celui du "Le déménagement", bande dessinée du deuxième idéal-type. Plus lacunaire, il laisse de côté certains pans (en gris sur le schéma) tels que l'intégration à l'échelle mondiale, les discontinuités territoriales, l'environnement, l'attractivité du territoire, ne propose qu'un mode d'habiter.

Schématisation des réseaux conceptuel de la métropole dans les bandes dessinées Le futur de New-York et Le déménagement (Maurice, 2020).

Au final, la bande dessinée permet aux élèves de développer un raisonnement géographique - même s'il demeure incomplet pour certains groupes - en mobilisant leur expérience.

Julie Maurice.

Bibliographie

Bruner, J. (1960). The process of Education. Harvard University Press.

Carrier, M. (2003). La bande dessinée: sens et langage. Acta Fabula, 4(2).

Champigny, J. (2010). L’espace dans la géographie [Thèse de doctorat, Université Paris Diderot].

Les story maps : un outil de narration cartographique innovant ? (2021). Didageo. https://cartonumerique.blogspot.com/2018/11/les-story-maps-un-outil-de-narration.html 

Dewey, J. (1938). Experience and Education. Kappa Delta.

Dewey, J. (2010). L'art comme expérience. Gallimard.

Eisner, W. (2019). Les clés de la bande dessinée. Intégrale. Delcourt.

Maurice, J. (2020). Construire une bande dessinée en géographie prospective et raisonnement géographique. (Mémoire de Master. Université de Paris).

Rouvière, N. (2013, janvier). enseignement (1) : enseigner avec la bande dessinée. Neuvième art 2.0.  http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article523 

Vygotski., L.-S. (1934). Pensée et langage. La Dispute.

Aménagement du bidonville de Makoko de Lagos avant / après - L'idée du siècle, planches 1 et 5)

Schématisation des réseaux conceptuel de la métropole dans les bandes dessinées Le futur de New-York et Le déménagement (Maurice, 2020).