Le matrimoine pour Paris

Des portraits de femmes au service du patrimoine parisien

Architectes et ingénieures, une présence récente des femmes dans la construction de Paris

Jusqu’à la fin du XIX e  siècle, les universités européennes accueillent très peu de femmes. À Paris, c’est en 1868 que les premières étudiantes s’inscrivent à l’université mais, jusqu’à la fin du siècle, elles restent très rares : en 1900, seulement 3,3 % des étudiants sont des étudiantes et la moitié d’entre elles sont étrangères ; la plupart sont inscrites en médecine ou en lettres, exceptionnellement en sciences ou en droit. L’ouverture des métiers de l’ingénierie et de la technique est encore plus tardive : il faut ainsi attendre les années 1960 pour que les grandes écoles formant le corps des ingénieurs ne deviennent mixtes.

Pour l’architecture, comme dans d’autres formations supérieures, les premières étudiantes dans les écoles parisiennes sont admises à la fin du XIX e  siècle : en 1883, Laura Rogers White à l’École supérieure d’architecture ; en 1898, Julia Morgan à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris dont les cours magistraux sont ouverts aux femmes en 1897. Toutes les deux sont Américaines et déjà diplômées dans leur pays d’origine avant de compléter leur cursus à Paris, où elles ne réalisèrent aucun bâtiment. La première française diplômée en architecture, Jeanne Besson-Surugue, entrée aux Beaux-arts en 1916 et diplômée DPLG en 1923, travailla, elle aussi, à l’étranger.

Immeuble du 33 avenue Montaigne conçu par Renée Bocsanyi-Bodecher et son époux.

Quelques pionnières ont néanmoins marqué le paysage parisien dès l’entre-deux-guerres, en concevant et en signant des édifices avec leur conjoint : Juliette Treant-Mathé, à qui l’on doit l’immeuble du 109 rue des Entrepreneurs cosigné avec Gaston Tréant, Renée Bocsanyi-Bodecher, architecte avec Henri Bodecher de plusieurs immeubles parisiens, comme le 33 avenue Montaigne, ou encore Adrienne Gorska, architecte avec Pierre Montaut de plusieurs cinémas parisiens dont le Normandie. Il faut attendre 1976 pour voir la première femme admise à l’Académie d’architecture : c’est Marion Tournon- Branly, diplômée de l’ENSBA en 1948 et architecte de l’école de la rue Boulard (1963).

Les chercheurs qui travaillent sur l’histoire des femmes architectes estiment que c’est à la fin des années 1970 et au début des années 1980 qu’a débuté la féminisation de la profession, au-delà de ces pionnières. Le cas des architectes est représentatif de l’ouverture et de la visibilité tardives des femmes dans les métiers des travaux et de la construction. Le même constat pourrait être fait avec les femmes ingénieures. Quelques pionnières ont ouvert la voie dès les années 1940 avant que la mixité ne progresse à partir des années 1970. En 2019, les femmes représentent 23% des ingénieurs et 28% des nouveaux diplômés.

Marguerite Martin, ingénieure de travaux sur le chantier de l’église de la Madeleine (Paris 8 e )

Marguerite Martin sur le chantier de l’église de la Madeleine. © Michaël Tubiana / Degaine

Après un bac scientifique et deux années de classes préparatoires en physique-chimie, mon intérêt s’est porté sur des écoles d’ingénieur BTP. J’ai tout de suite été séduite par la diversité du métier de conductrice de travaux et des aspects concrets qu’il offre.

J’ai eu l’opportunité d’être embauchée par l’entreprise Degaine en tant qu’ingénieure travaux pour suivre des chantiers Monuments historiques, et particulièrement de taille de pierre. Chaque jour est différent et stimulant : on organise et suit les travaux à réaliser, toujours dans l’échange avec les compagnons comme avec la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre. Voir l’exécution des travaux que l’on a préparés est toujours une grande satisfaction, particulièrement quand il s’agit de restaurer des ouvrages historiques datant de plusieurs centaines d’années.

Le chantier de restauration de l'église de la Madeleine avait pour objet, entre autres, la restauration des statues du pronaos de l’église.

Constatez-vous une féminisation des professions liées au patrimoine ?

Lors de mon premier chantier il y a 5 ans, l’équipe travaux en gros œuvre et taille de pierre avait déjà une parité entre femmes et hommes ! Depuis, j’ai pu travailler avec d’autres conductrices de travaux venant d’entreprises cotraitantes sur différentes opérations et dans d’autres corps de métiers liés à la restauration du patrimoine. J’ai le plaisir également de voir des apprenties en taille de pierre intégrer nos équipes, jusqu’à l’embauche, ce qui présente un bel exemple de féminisation du milieu.

Quelles évolutions seraient souhaitables dans votre milieu professionnel ?

Il serait réducteur de définir nos métiers comme propre à un milieu masculin. Les compétences attendues ne sont pas limitées à un genre. L’augmentation du nombre de femmes sur site, en tant qu’ouvrière tout comme directrice travaux, est une évolution souhaitable pour favoriser la représentation des femmes dans le domaine.

Les métiers du patrimoine sont exigeants et passionnants, les sujets rencontrés sont extrêmement formateurs et uniques. Pour des chantiers patrimoniaux comme dans d’autres chantiers du BTP, chacune est légitime d’évoluer dans ce domaine et peut s’y épanouir, quelle que soit la profession choisie ! Il faut persévérer et aller au bout de ses passions !

Marguerite Martin, ingénieure de travaux.

Alimata Bamba, maçonne et tailleuse de pierre sur le chantier de l’église de la Madeleine (Paris 8 e )

Il ne faut pas s’arrêter aux préjugés car ils sont faux : tous ceux et toutes celles qui ont envie de travailler sur un chantier peuvent y trouver leur place ainsi que le respect dû à un bon professionnel. Je suis très fière de mon métier et j’espère qu’il y aura de plus en plus de femmes sur les chantiers car cela valorisera encore plus nos compétences !

Alimata Bamba, maçonne et tailleuse de pierre.

Delphine Burgart, restauratrice de peintures murales sur le chantier de la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Sulpice (Paris 6 e )

Delphine Burgart devant une des peintures murales de la chapelle de la Vierge en cours de restauration. © DAC / Ville de Paris

Après un baccalauréat scientifique, j’ai intégré une classe préparatoire, mais j’ai rapidement réalisé que travailler dans un milieu exclusivement scientifique ne me satisferait pas. Il me manquait une dimension plus historique. Je me suis alors orientée vers l’histoire de l’art, puis la conservation-restauration des biens culturels à la Sorbonne, discipline qui allie les sciences, l’histoire et la matérialité des œuvres.

Constatez-vous une féminisation des professions liées au patrimoine ?

Le milieu de la conservation-restauration des peintures murales est un milieu très majoritairement féminin actuellement. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans les années 1970, ce milieu était quasi exclusivement masculin. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel changement. La durée des études, au minimum 5 ans et souvent bien plus, conjuguée à des niveaux de rémunération moindres que dans d’autres domaines à niveau d’études équivalent, a, je pense, joué dans cette féminisation à une époque. Les hommes étaient plus présents avant la création des formations diplômantes qui sont maintenant nécessaires pour travailler sur les chantiers du patrimoine.

Nous évoluons par contre sur les chantiers au milieu de professions majoritairement masculines, même si je constate un nombre de femmes plus important qu’à mes débuts il y a 18 ans. Et si notre présence sur des chantiers de BTP pouvait surprendre il y a 20 ans, ce n’est désormais plus le cas.

Peinture murale en cours de décrassage. © DAC / Ville de Paris

Quelles évolutions seraient souhaitables dans votre milieu professionnel ?

Dans notre domaine, nous aimerions arriver à une plus grande mixité. Que les hommes investissent plus les formations de conservation et restauration d’œuvres d’art. Je pense que, dans chaque milieu professionnel, la mixité est un atout considérable.

N’hésitez pas à vous spécialiser dans des métiers se pratiquant sur des chantiers ! Le travail sur les chantiers est une source perpétuelle de découverte, tant sur le plan humain que professionnel, et c’est également un accès privilégié à des lieux et des œuvres exceptionnels, une chance infinie !

Delphine Burgart, restauratrice de peintures murales.

Charlotte Pradere-Ascione, ingénieure des travaux à la Ville de Paris sur le chantier de l’église de la Sainte-Trinité (Paris 9 e )

Ne vous mettez aucune barrière, si ce domaine vous plaît, foncez !

Charlotte Pradere-Ascione, ingénieure des travaux.

Florence Espana, conductrice de travaux et restauratrice sur le chantier de l’église Saint-Nicolas-des-Champs (Paris 3 e )

Florence Espana devant l’échafaudage d’un chantier de restauration.

J’ai choisi le métier de la restauration-conservation des sculptures en pierre vers l’âge de 17 ans. Suite à de nombreuses visites à Paris, la restauration des pierres s’est imposée à moi naturellement. J’ai pu trouver des formations universitaires me permettant d’accéder à ce métier : maîtrise en histoire de l’art et archéologie mention archéologie à Lyon II, un master en restauration-conservation des biens culturels à Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

25 ans d’expérience dans la même entreprise, l’Atelier Bouvier, m’ont permis d’évoluer progressivement pour être aujourd’hui conductrice de travaux. Je travaille au quotidien dans la gestion des chantiers et toujours dans la transmission de mon savoir-faire dans la restauration de sculptures.

Constatez-vous une féminisation des professions liées au patrimoine ?

Lors de mes débuts en 1999, peu de femmes étaient présentes sur les chantiers Monuments historiques. Les conditions de travail en extérieur ne sont pas toujours très faciles.

Progressivement, nous avons été de plus en plus nombreuses, jusqu’à 10 femmes sur le chantier de la tour Saint Jacques en 2006-2008 juste pour l’Atelier Bouvier : un exploit ! Les chantiers ont vu arriver d’autres femmes chez les tailleurs, mais pas chez les couvreurs ou les charpentiers, ou trop peu.

Quelles évolutions seraient souhaitables dans votre milieu professionnel ?

Il faudrait arrêter de penser qu’une femme, ayant moins de force physique, n’a pas sa place sur les chantiers.

Au contraire, tout n’est pas qu’une question de force. Chaque personne arrive avec son expérience et son savoir-faire. Une bonne équipe de chantier est formée de plusieurs profils et les femmes apportent leur pierre à cet édifice.

Portail et détails de l'église Saint-Nicolas-des-Champs.

N’écoutez que votre intuition et aucune porte ne sera fermée. Chaque personne a sa place et son rôle à jouer dans les domaines des Monuments historiques.

Florence Espana, conductrice de travaux et restauratrice.

Marie Demeulenaere, ingénieure de travaux sur le chantier de l’église Saint-Anne de la Butte-aux-Cailles (Paris 13 e )

En tant que « femme », vous serez toujours amenée à prouver vos compétences vis-à-vis des hommes mais le bâtiment est un domaine tellement passionnant où vous avez votre place à prendre. Il faut se lancer, être patiente et surtout ne pas abandonner.

Marie Demeulenaere, ingénieure de travaux.

Sarah Gonnet, restauratrice sur le chantier des fontaines de la Concorde (Paris 8 e )

Sarah Gonnet en plein travail de restauration sur la fontaine des Fleuves. © Sarah Gonnet

Personnellement, j’ai toujours aimé l’archéologie, l’histoire et le rapport plus pratique à la matière. Après un bac scientifique suivi d’études en histoire de l’art et d’archéologie en parallèle de stages d’archéologie, j’ai ensuite affiné ma formation vers la restauration du patrimoine qui me semblait avoir un rapport plus intimiste avec les objets. J’ai donc passé le concours de restaurateur du patrimoine dans la section Arts du feu (céramique, métal, verre et émail). Pour ce faire, j’ai suivi une formation chez un orfèvre, afin d’acquérir les rudiments d’assemblage, de mise en forme et de décoration du métal.

Aujourd’hui, je suis à mon compte en tant que restauratrice du patrimoine métallique. Cela englobe des objets très différents allant d’épingles archéologiques aux statues monumentales en passant par des lampes de mineurs ou des trésors d’église. Chaque objet est une nouvelle problématique par son matériau même (cuivre, fer, or, argent…) mais également par son projet de présentation au public (objet en vitrine, en plein air, objet de dévotion servant aux processions…).

Le travail peut être réalisé seule ou en équipe selon les dimensions de l’objet bien sûr, mais également de ses matériaux constitutifs. Nous travaillons parfois en interdisciplinarité si l’objet est multicomposite (constitué de métal et bois par exemple), nécessitant plusieurs spécialités.

Quelles évolutions seraient souhaitables dans votre milieu professionnel ?

Aujourd’hui le milieu de la restauration du patrimoine est déjà très féminin. Sur une équipe de quinze personnes pour le chantier de la fontaine des Fleuves de la place de la Concorde, nous ne comptions qu’un seul homme ! Comme pour tous milieux, un équilibre des genres permettrait probablement plus de complémentarité.

Constatez-vous une féminisation des professions liées au patrimoine ?

Pas particulièrement, le milieu de la restauration du patrimoine est essentiellement féminin. Les musées et DRAC y sont habitués et cela n’a jamais été un frein à la réalisation de projets. Peut-être que les chantiers sur les sculptures monumentales étaient anciennement plus menés par des hommes mais il est vrai que les outils ont tendance à s’alléger et permettent une meilleure maniabilité sans différenciation de carrure ou de force physique.

Détails des fontaines des Mers et des Fleuves en cours de restauration.

C’est un domaine extrêmement varié, s’il vous intéresse, n’hésitez pas une seconde !

Sarah Gonnet, restauratrice du patrimoine métallique.

Elsa Ricaud, architecte du patrimoine sur le chantier de la fontaine des Innocents (Paris 1 er )

Elsa Ricaud, architecte du patrimoine. © Imagine Créations

J’ai eu la chance de suivre une formation à la fois scientifique (bac S) et artistique (conservatoire de danse) et de rencontrer plusieurs professeurs dans le secondaire, puis à l’école d’architecture de Rennes et de Versailles, qui ont été de véritables guides.

Après un double diplôme d’architecte et un Master de recherche en histoire de l’architecture, j’ai intégré une école de spécialisation, l’École de Chaillot, pour devenir architecte du patrimoine. Après sept années de salariat dans des agences privées gérées par des architectes en chef des Monuments historiques, j’ai décidé il y a 10 ans, avec deux amis architectes, de créer ma propre agence et de développer des opérations ciblées sur la restauration de Monuments historiques.

Aujourd’hui, j’exerce un métier riche, qui concilie plusieurs pratiques passionnantes : la culture du diagnostic et de l’analyse, l’histoire, la physique et la chimie des matériaux, la relation du corps à l’espace, les arts graphiques, etc.

La fontaine des Innocents en phase de chantier.

Quelles évolutions seraient souhaitables dans votre milieu professionnel ?

Sans hésitation, l’enseignement dans les écoles d’architecture ! Les cours de projet (la matière principale dans ces écoles) sont encore trop souvent synonymes d’un bizutage permanent, notamment pour les femmes, et ont des conséquences désastreuses, dès les premières années, sur leur confiance et donc leur capacité à convaincre, à être ambitieuses. Là encore, c’est une question de génération d’enseignants : dans 20 ans, ces scènes ne devraient plus avoir lieu et les femmes devraient faire pleinement rayonner leurs compétences, aux côtés des hommes.

Dans le monde professionnel, et notamment dans celui du patrimoine, qui est une spécialité privilégiée regroupant des personnes souvent sensibilisées aux questions de la mixité et de la différence (culturelle, artistique), la place de la femme y est naturelle.

Constatez-vous une féminisation des professions liées au patrimoine ?

D’une manière générale, la profession d’architecte a connu dernièrement une féminisation fulgurante puisque la proportion de femmes architectes a doublé en 20 ans ! Les femmes sont même actuellement majoritaires - entre 60% et 70% - sur les bancs des écoles d’architecture. Cette tendance commence à se traduire, naturellement, à l’École de Chaillot et au sein de la profession des architectes du patrimoine. Notre agence en est une bonne illustration : sur 10 personnes, 6 sont des femmes.

Mais lorsque l’on se penche sur le devenir des architectes à la sortie de l’école, les disparités perdurent : les femmes ne constituent pas plus de 35% des inscrits à l’Ordre des architectes notamment car elles exercent souvent leur métier dans des spécialités connexes à la maîtrise d’œuvre et/ou en tant que fonctionnaires. Une minorité de femmes sont gérantes d’agences d’architecture et une poignée seulement sont présentes sur la scène internationale ; les disparités de salaire perdurent ; les femmes éprouvent souvent des difficultés à obtenir des postes à responsabilité tant qu’elles sont susceptibles d’avoir des enfants, etc.

L’évolution est donc réelle, mais n’a pas encore atteint toutes les facettes du métier. La tendance amorcée par la jeune génération des 25-35 ans est en tout cas tout à fait prometteuse, l’idéal étant de parvenir à une certaine parité.

Assumez vos différences qui sont bien souvent une force sur les chantiers. Gardez votre énergie pour voir loin, faites confiance aux vertus du travail, de l’observation fine et des échanges avec vos pairs, de l’optimisme, ne croyez pas – comme je l’ai souvent entendu dire – que vous devrez choisir entre votre vie de femme architecte en libéral et votre vie de famille, et profitez de ce magnifique métier qui vous fera rencontrer des professionnels, hommes et femmes, passionnés et passionnants !

Elsa Ricaud, architecte du patrimoine.

Exposition réalisée à l'occasion des Journées européennes du patrimoine en septembre 2023 et présentée à l'Hôtel de Ville de Paris.

Rédaction, production et mise en ligne

Direction des affaires culturelles de la Ville de Paris / Service développement et valorisation

Sources

Julie Arnault, interview de Stéphanie Bouysse-Mesnage, Les « femmes architectes », un genre à part ?,  chroniques-architecture.com , 15 février 2022.

Stéphanie Bouysse-Mesnage, Écrire l’histoire de tou·te·s les architectes, Signe, Pavillon de l’Arsenal, 3 décembre 2022.

Émilie Dominey, Architectes pionnières,  www.lecercleguimard.fr 

Pauline Surot, Féminisation de la profession d’architecte, Mémoire de Master, École nationale supérieure d’architecture de Nancy.

Immeuble du 33 avenue Montaigne conçu par Renée Bocsanyi-Bodecher et son époux.