
30 ans après la chute de l'URSS : focus sur l'Asie centrale
Le trentième anniversaire des indépendances centrasiatiques est l'occasion de dresser un bilan des évolutions à l'œuvre dans ces cinq pays.
En 1991, les républiques d’Asie centrale proclament leur indépendance, mettant un terme à deux siècles de domination russe puis soviétique. Ces cinq pays émergent pour la première fois de leur histoire en tant qu’États souverains : le Kirghizstan, le 31 août ; l’Ouzbékistan, le 1er septembre ; le Tadjikistan, le 9 septembre ; le Turkménistan, le 27 octobre ; enfin le Kazakhstan, le 16 décembre.
Bien qu’ils présentent des traits communs – un enclavement continental ; une exposition aux influences russe, mongole, chinoise, indienne, iranienne et turque ; une appartenance à la sphère turcophone (à l’exception du Tadjikistan, persanophone) et à l’islam, majoritairement sunnite –, les pays d’Asie centrale demeurent difficiles à appréhender de manière uniforme. Tout d’abord, ils ne se sont jamais regroupés au sein d’une organisation exclusivement centrasiatique pour coordonner leurs politiques (en matière de gestion des ressources hydriques, par exemple), même si l’Ouzbékistan a lancé en 2018 une plateforme de discussions sans patronage russe : les Réunions consultatives des chefs d’État d’Asie centrale. Ensuite, leurs matières premières les distinguent : le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan sont de grands producteurs d’hydrocarbures, tandis que le Kirghizstan et le Tadjikistan disposent essentiellement de ressources minières et hydriques. Enfin, sur le plan politique, le Kirghizstan constitue une exception démocratique dans une région dominée par des régimes très autoritaires (avec une gradation entre, d’un côté, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, et, de l’autre, le Tadjikistan et le Turkménistan).
Les pays d'Asie centrale : indicateurs géographiques et macro-économiques (2019)
Chaque république d’Asie centrale suit une trajectoire spécifique. Le Kazakhstan a entamé en 2019 une transition politique dont les effets ne seront totalement perceptibles qu’après la fin définitive de l’ère Nazarbaïev. Avec l’élection de Sadyr Japarov en janvier 2021, le Kirghizstan glisse de plus en plus vers l’autoritarisme et la sphère d’influence chinoise. Depuis 2016, l’Ouzbékistan renonce à l’isolationnisme en faveur d’une politique de coopération régionale et de bon voisinage, tout en réformant son économie. Le Tadjikistan, qui a entrepris de normaliser ses relations avec l’Iran après une période de très fortes tensions depuis 2013, se retrouve en première ligne face aux menaces en provenance d’Afghanistan. Pays le plus fermé de la région, le Turkménistan nourrit des ambitions économiques en mer Caspienne et se rapproche de la Russie.
Les pays d'Asie centrale dans les organisations régionales de l'espace postsoviétique : une réalité contrastée. Crédits : Ifri, RAMSES 2022
Le Kazakhstan à l’heure des transitions
Vue aérienne de Nour-Soultan (anciennement Astana), capitale futuriste du Kazakhstan. Crédits : Shutterstock
Le Kazakhstan est le plus grand et le plus riche pays d’Asie centrale. Il occupe les deux tiers de la superficie (2,7 millions de km²) de la région et réalise 60 % de son PIB (170 milliards de dollars en 2019). Il s’appuie sur un sous-sol riche en pétrole, gaz naturel, métaux et minerais, et bénéficie d’un emplacement stratégique au carrefour de la Chine et de la Russie. Le pays se trouve aujourd’hui à une période charnière de son évolution politique et économique.
Le Kazakhstan sous la présidence de Kassym-Jomart Tokaïev : vers une plus grande ouverture politique ?
Le 19 mars 2019, Noursoultan Nazarbaïev annonce sa démission de la présidence de la République du Kazakhstan, et désigne son successeur, Kassym-Jomart Tokaïev. Celui-ci remporte l’élection présidentielle anticipée, organisée le 9 juin 2019. Cette succession suscite un certain scepticisme sur la marge de manœuvre du nouveau président en raison du poids politique encore considérable de Nazarbaïev. De fait, celui-ci, qui a dirigé le pays pendant trente ans, se maintient à la présidence du Conseil national de sécurité et du parti majoritaire, Nour-Otan. La nomination à la tête du Sénat de Dariga Nazarbaïeva, fille aînée du premier président de la République du Kazakhstan, est également interprétée comme une contrainte pour le nouveau chef de l’exécutif.
Ce dernier parvient pourtant à conforter sa stature et à mettre en œuvre sa propre politique, tandis que les interventions publiques de Nazarbaïev se font de plus en plus rares. Le président Tokaïev lance un train de réformes traduisant une plus grande ouverture politique. Ainsi, en juin 2019, un Conseil national de la confiance publique voit le jour dans le but de réunir autour du chef de l’État les présidents des partis politiques pour débattre des réformes. En mai 2020 est adoptée une loi sur l’organisation des rassemblements pacifiques, qui assouplit les conditions pour organiser et couvrir des manifestations au Kazakhstan. En juin 2020, la diffamation est dépénalisée, ce qui revient à reconnaître le droit de critiquer les dépositaires de l’autorité publique dans le pays. Le 2 janvier 2021, le chef de l’État abolit la peine de mort au Kazakhstan. Cette libéralisation a toutefois ses limites : les critiques émises contre le gouvernement pour sa gestion de l’épidémie de coronavirus sont réprimées, comme le démontre la condamnation du militant des droits de l’homme Alnour Iliachev à trois ans de « restriction de libertés ».
Noursoultan Nazarbaïev (à gauche) « transmet » le pouvoir à Kassym-Jomart Tokaïev au Majilis (Parlement), le 19 mars 2019. Crédits : Astana Times
En parallèle, Kassym-Jomart Tokaïev assoit son autorité politique. D’une part, il place des proches à des postes clés – parfois même au détriment de personnalités influentes de l’ère Nazarbaïev : Ermek Kocherbaïev est ainsi nommé ambassadeur à Moscou à la place de l’ancien Premier ministre Imangali Tasmagambetov, et Maoulen Achimbaïev remplace Dariga Nazarbaïeva à la présidence du Sénat. D’autre part, le nouveau chef de l’État n’hésite pas à sanctionner ses ministres incompétents ou corrompus. Le ministre de la Santé, Eljan Birtanov, est démis de ses fonctions en 2020 pour sa mauvaise gestion de l’épidémie, puis assigné à résidence pour détournement de fonds publics. La moralisation de la vie publique constitue un axe majeur du mandat de Tokaïev. À cet effet, il place à la tête de l’Agence de lutte anti-corruption le procureur général adjoint et membre de la Commission présidentielle pour les droits de l’homme, Marat Akhmetjanov.
Les conséquences économiques de la crise sanitaire combinée à la chute du prix du pétrole
En 2020, la pandémie de coronavirus a engendré au Kazakhstan la plus grave crise économique depuis 1991. Dans un pays fortement dépendant des exportations d’hydrocarbures (un tiers du PIB ; les trois quarts des recettes à l’export), l’effondrement de la demande pétrolière mondiale et des cours du brut a eu de lourdes conséquences économiques.
Ainsi, pour la première fois depuis 1998 – année de la crise financière russe –, le Kazakhstan a enregistré une croissance négative, estimée à -2,5 % par la Banque mondiale en 2020. À titre de comparaison, son PIB avait augmenté de 4,5 % en 2019. Le déficit budgétaire de l’État représentait 4 % du PIB en 2020 (contre 1,8 % en 2019), et la dette publique s’établissait à 24,4 % du PIB. En mai 2020, le gouvernement a arrêté un plan anti-crise de 5 900 milliards de tenge (15 milliards de dollars), financé à hauteur de 3 400 milliards de tenge par l’État, et de 2 500 milliards par les différents fonds de réserve (Samrouk Kazyna, Baïterek). Les mesures prises n’ont toutefois pas suffi à enrayer la montée du chômage (5,5 %) et de la pauvreté (12-14 % selon la Banque mondiale, contre un taux de pauvreté plafonnant à 6 % en 2016).
Évolution du PIB au Kazakhstan sur la période 2010-2020. Source : Banque mondiale
La devise nationale, le tenge, avait sensiblement perdu de sa valeur en 2020, avec un taux de change dépassant le seuil des 400 unités pour un dollar. Cependant, l’accord « OPEP+ » du 12 avril 2020 (signé par le Kazakhstan) visant à réduire la production pétrolière a abouti à une remontée des cours du brut et à une réévaluation partielle du tenge. Cela a également permis d’alléger la charge des dépenses publiques pesant sur le fonds souverain Samrouk Kazyna pour soutenir les particuliers, les entreprises et l’économie en général.
La crise du coronavirus renforce la détermination des autorités à diversifier l’économie nationale. La stratégie « Kazakhstan-2050 » établit une feuille de route pour permettre au pays d’intégrer les trente économies les plus développées de la planète à l’horizon 2050, en développant d’autres relais de croissance que la seule rente pétro-gazière. Cet objectif ouvre des opportunités aux investisseurs étrangers, et notamment occidentaux, dans un pays qui a vu émerger, à la faveur de l’exploitation de ses ressources naturelles, une classe moyenne attirée par les « grandes marques » et les produits technologiques innovants.
De réelles opportunités d’investissement
Le Kazakhstan : un hub incontournable des « Nouvelles Routes de la Soie »
Quatre secteurs se détachent plus particulièrement en tant que possibles leviers de diversification économique.
Les énergies renouvelables. Actuellement, le charbon assure plus de 70 % de la consommation d’énergie au Kazakhstan, contre seulement 1 à 2 % pour les énergies renouvelables. Ces dernières, selon l’objectif annoncé par le gouvernement, devraient représenter la moitié du mix énergétique kazakhstanais à l’horizon 2050. De par ses steppes venteuses et ses cent vingt-cinq jours d’ensoleillement par an, le Kazakhstan a un fort potentiel dans les domaines éolien et solaire. Il compte à ce jour une centaine de centrales d’énergies renouvelables, en incluant la centrale éolienne que le groupe chinois CPIHL construit à Janatas (pour une puissance annoncée de 100 MW et un coût de 160 millions de dollars), et la centrale solaire créée par le groupe allemand Goldbeck Solar en 2019 à Saran (100 MW ; 139,5 millions d’euros). En février 2020, le gouvernement a intégré les énergies « vertes » dans sa liste des projets d’investissement prioritaires, octroyant des mesures de préférence fiscale aux investisseurs. Depuis la crise sanitaire, le Kazakhstan a lancé une vingtaine de nouveaux projets dans les énergies renouvelables pour un coût cumulé dépassant le milliard de dollars.
La centrale éolienne de Janatas. Crédits : Power Construction Corporation of China
Un champ de blé à Kokchetaou (région d'Aqmola). Crédits : Shutterstock
L’agriculture. Elle fait partie des secteurs d’activité les plus importants du pays, et emploie deux millions de personnes. En 2019, le secteur agricole a rapporté près de 13 milliards de dollars au budget et attiré 1,1 milliard de dollars d’investissements (+41 % par rapport à 2018). En 2020, le Kazakhstan s’est imposé comme le huitième exportateur mondial de céréales (plus de 6 millions de tonnes vendues). L’orge, le coton et le riz sont les autres récoltes principales que le Kazakhstan vend à l’international. Le pays a investi dans des infrastructures telles que le terminal céréalier du port d’Aktaou ; en revanche, son parc de machines agricoles a besoin d’être modernisé. Au niveau mondial, le taux de renouvellement annuel des équipements agricoles est de 10 %. Au Kazakhstan, ce taux ne dépassait pas 4 % pour les moissonneuses-batteuses et 2 % pour les tracteurs sur la période 2012-2016. On estime aujourd’hui que six moissonneuses-batteuses sur dix et que huit tracteurs sur dix ont besoin d’être remplacés au Kazakhstan. Le ministère de l’Agriculture a mis en place un système de subventions à hauteur de 25 % (pouvant être portées à 35 % dans les régions) pour l’acquisition de ce type de matériels.
Le numérique. Le Kazakhstan compte renforcer le poids économique de ce secteur, qui devrait contribuer à hauteur d’environ 5 % de son PIB et employer 300 000 actifs d’ici à 2022. La transition numérique est portée par le programme gouvernemental « Kazakhstan numérique », financé à 210 millions d’euros sur la période 2018-2022, et qui cible plusieurs domaines clés. D’une part, l’économie, par le renforcement de la compétitivité des entreprises et la mise en place de conditions favorisant l’entrepreneuriat dans le domaine des NTIC. De l’autre, l’e-gouvernement, pour faciliter l’accès aux services publics, notamment dans les zones rurales où vit plus de 40 % de la population kazakhstanaise. Enfin, les infrastructures pour le transfert, la sauvegarde et le traitement des données, à travers le projet chinois des « Routes de la Soie numériques ». D’autres initiatives voient le jour en parallèle : lancement des satellites de communication KazSat-1, 2 et 3 entre 2006 et 2014 ; construction depuis 2019 d’un câble sous-marin reliant le Kazakhstan à l’Azerbaïdjan (TransCaspian Fibre Optic Cable) ; implantation de clusters à l’instar d’un Parc des innovations technologiques à Alataou et surtout d’un incubateur à Nour-Soultan pour les startups dans le domaine de l’IT (Astana Hub), qui crée une quinzaine de centres de recherche en partenariat avec Nokia et Huawei.
Discours du président Nazarbaïev lors de l'inauguration du Astana Hub, le 6 novembre 2018. Crédits : Astana Hub
Le groupe chinois a été choisi par les autorités kazakhstanaises pour lancer un réseau 5G dans la capitale à partir de 2021, avant de l’étendre aux autres principales villes du pays d’ici à la fin de l’année 2022. Par ailleurs, les autorités travaillent à l’émergence de « villes intelligentes » à Aqkol (où le projet SmartAqkol, permettant de numériser les démarches administratives, les dossiers médicaux et les manuels scolaires, et de gérer l’éclairage public par des systèmes de pilotage, a été finalisé en 2019), Nour-Soultan (qui avait confié un projet de smart city à Eiffage : « Astainable »), Almaty, Chimkent et Karaganda. La crise sanitaire a eu un effet catalyseur sur le commerce électronique, qui a très fortement augmenté en 2020 au Kazakhstan : +82 % par rapport à 2019, avec une part dans le commerce de détail passée de 4 à 10 %. Les mesures de restriction sanitaire ont incité les entreprises à développer leurs plateformes de vente en ligne, tandis que les consommateurs recourent de plus en plus au paiement dématérialisé.
Les transports. Le marché des transports kazakhstanais compte de grands groupes étrangers tels que Talgo (Espagne), Alstom (France) et General Electric (États-Unis), qui y fabriquent des wagons et du matériel ferroviaire. Il attire des investissements directs étrangers en hausse constante (642 millions de dollars en 2018, +50 % par rapport au total de 2017). En 2018, les transports représentaient 8,3 % du PIB. Le secteur des transports au Kazakhstan capte surtout des investissements considérables de la Chine, qui voit dans ce pays un passage obligé pour le transit de ses produits à destination du marché européen (« Nouvelles Routes de la Soie » lancées en 2013). Par ailleurs, le Kazakhstan a entrepris un vaste effort de consolidation de ses infrastructures, à travers un plan de relance de 9 milliards de dollars annoncé en 2014 par le président Nazarbaïev (« Nourly Jol »). Pour ce pays grand comme cinq fois et demie la France mais quatre fois moins peuplé, les transports constituent aussi un enjeu en termes de maîtrise du territoire. Sa meilleure desserte favoriserait le développement d’activités connexes, comme l’illustre l’inauguration en avril 2021 à Turkestan (ville-étape des Nouvelles Routes de la Soie) du plus grand complexe touristique d’Asie centrale, sous la forme d’un caravansérail de vingt hectares.
21 juillet 2021 : Alstom dévoile sa première locomotive électrique assemblée au Kazakhstan, la Prima M4 KZ4AT, destinée au transport de voyageurs. Crédits : Alstom
À côté de ses effets négatifs sur le plan macro-économique, la crise sanitaire a mis en lumière des secteurs d’activité autres que ceux liés à l’industrie extractive. Ceci va dans le sens de la stratégie de diversification mise en place sous la présidence de Noursoultan Nazarbaïev. Quant aux évolutions qui ont été amorcées ces derniers mois sur le plan politique, il faudra attendre la fin de l’ère Nazarbaïev pour en mesurer la portée réelle.
Kirghizstan : un développement entravé par l’instabilité
Petit État d’Asie centrale (198 500 km² pour 6,5 millions d’habitants), le Kirghizstan est un fragile îlot démocratique bordé par des autocraties. Il s'agit du seul pays de la région où des chefs d’État ont été chassés du pouvoir par des protestations populaires : Askar Akaïev en 2005, Kourmanbek Bakiev en 2010 et Sooronbaï Jeenbekov en 2020. L’instabilité de ce pays pauvre, faiblement doté en hydrocarbures, s’explique par un fort clivage nord-sud, mais aussi par une intense compétition russo-chinoise.
La place Ala-Too à Bichkek, capitale du Kirghizstan. Crédits : Shutterstock
D’un clivage socio-politique nord-sud au coup d’État d’octobre 2020
La politique intérieure du Kirghizstan est rythmée par la rivalité entre ses deux principaux centres de pouvoir situés au nord et au sud de la chaîne montagneuse du Tian Chan. La plaine du nord, qui comprend la capitale Bichkek, où vit une importante communauté russe, est citadine, industrialisée et attachée au pluralisme. Celle de la « capitale du sud », Och, est agricole, en proie à une poussée islamique et conservatrice, en raison d’une forte minorité ouzbèke (44 % de la population de cette ville, lors des émeutes de 2010).
Vue aérienne de la ville d'Och, « capitale du sud ». Crédits : Shutterstock
Durant sa présidence (2011-2017), Almazbek Atambaïev (originaire de Bichkek) parvenait à faire respecter un équilibre entre le nord et le sud. À l’approche de l’élection présidentielle du 15 octobre 2017, Atambaïev conclut un pacte avec le candidat désigné par son parti – le Parti social-démocrate du Kirghizstan (SDPK) –, Sooronbaï Jeenbekov, originaire du sud du pays (Och) : il le soutiendra en échange du maintien du Premier ministre Sapar Issakov (originaire de Bichkek) et de la poursuite d’une politique de parité entre le nord et le sud au sein de la fonction publique. Or, une fois élu, Jeenbekov change de Premier ministre (en 2018) et impose de nombreuses personnalités originaires du sud à des postes clés de l’administration. Ainsi, Tenizbek Abjaparov devient le nouveau président de l’administration fiscale ; Otkourbek Djamchitov est nommé procureur général ; Bakir Taïrov prend la tête du Service national de lutte contre les crimes économiques ; Aïtmamat Kadyrbaïev, ancien maire d’Och, est nommé vice-président de la Commission nationale pour l’industrie, l’énergie et l’utilisation des sous-sols.
Almazbek Atambaïev, président de la République du Kirghizstan de 2011 à 2017. Crédits : Wikimedia Commons
Sooronbaï Jeenbekov, président de la République de 2017 à 2020. Crédits : Wikimedia Commons
Atambaïev prend alors publiquement ses distances avec son successeur, et les tensions montent rapidement entre les deux camps. Un palier est franchi le 8 août 2019, lorsque l’ancien président, privé de son immunité par le Parlement le 27 juin, est arrêté de manière spectaculaire par les forces spéciales dans sa résidence de Koï-Tach, avant d’être emprisonné pour des faits de corruption remontant à 2013. Les élections législatives organisées le 4 octobre 2020 font basculer le pays dans un nouvel épisode révolutionnaire. Celui-ci est dû à la victoire frauduleuse (achat massif de voix) de deux partis pro-Jeenbekov : Birimdik, comptant dans ses rangs le frère cadet du président, Assylbek – qui avait quitté le SDPK en 2019 en raison d’un conflit avec Atambaïev –, et Mekenim Kyrguyzstan, contrôlé par une riche famille d’Och, les Matraïmov.
L’annulation du scrutin par la Commission électorale centrale le surlendemain ne suffit pas à apaiser l’élan contestataire, qui profite à Atambaïev, momentanément libéré par ses partisans, et surtout à un opposant nationaliste emprisonné depuis 2013 : Sadyr Japarov. Ce dernier recouvre la liberté, avant d’être nommé Premier ministre, puis président de la République par intérim, Jeenbekov ayant dû démissionner. Venant de la province d’Issyk-Koul, dans le nord du pays, Japarov s’appuie sur le soutien de Kamtchybek Tachiev, son allié politique originaire de Djalal-Abad, dans le sud, pour rassembler les électeurs autour de sa candidature à l’élection présidentielle anticipée, qu’il remporte le 10 janvier 2021.
Sadyr Japarov, actuel chef de l'État. Crédits : Wikimedia Commons
Une lutte d’influences russo-chinoise en ligne de fond
À l’occasion de cette élection, la Russie et la Chine sont, indirectement, entrées en concurrence. Le Kremlin a misé sur Omourbek Souvanaliev, candidat du Parti républicain et ancien membre des structures de force – il avait été secrétaire adjoint du Conseil de sécurité entre 2019 et 2020. Sadyr Japarov a de son côté bénéficié du soutien d’hommes d’affaires chinois, à l’instar de Huan Tsian-Hun, un entrepreneur qui s’était vu délivrer le passeport kirghizstanais en 2011 et qui a financé sa campagne. L’arrivée au pouvoir de Sadyr Japarov à Bichkek représente donc un indéniable succès politique pour la Chine.
Elle constitue de surcroît une garantie pour les intérêts économiques chinois au Kirghizstan, où Pékin exploite des raffineries (dans la province de Tchouï, à Kara-Balta et à Tokmok) et des mines. Promesse de campagne adressée par Japarov en 2020 à la frange nationaliste de son électorat, la saisie décidée par l’État en mai 2021 de la mine d’or de Koumtor aux dépens du groupe canadien Centerra Gold – accusé de corruption et de pollution – fait écho à un engagement bien plus lointain. En 2012, en effet, Japarov (alors député) avait proposé aux propriétaires chinois de la mine de charbon de Jyrgalan, au sein de laquelle un incendie s’était déclaré, de leur transférer une partie du gisement de Koumtor en dédommagement du préjudice subi.
La Russie est un autre partenaire majeur du Kirghizstan, seul pays d’Asie centrale avec le Kazakhstan intégrant les organisations régionales pilotées par Moscou : l’Organisation de coopération de Shanghai, l’Union économique eurasiatique et l’Organisation du Traité de sécurité collective. La relation bilatérale russo-kirghizstanaise a une forte dimension militaire : la Russie vend des armes au Kirghizstan, forme ses officiers et exploite une base aérienne à Kant. Elle a aussi des intérêts économiques dans ce pays. Les holdings russes Kompozit et SKPROM possèdent deux grandes usines situées dans la capitale Bichkek : Avtomach-Radiator, qui fabrique des radiateurs pour tracteurs, et Aïnour, spécialisée dans la production d’équipements électroniques. En mars 2021, les présidents Japarov et Poutine ont inauguré le Combinat d’extraction d’or de Talas. Cet actif détenu par le groupe Alliance, destiné à mettre en valeur le gisement de Djerouï, représente un investissement dépassant 600 millions de dollars, soit le plus important jamais réalisé par une société russe sur le marché kirghizstanais. Par ailleurs, en novembre 2019, la Russie avait manifesté un intérêt pour la ligne ferroviaire Chine-Kirghizstan-Ouzbékistan, en s’engageant à investir 3 millions de dollars dans une étude de faisabilité en lien avec ce projet. Une implication plus poussée de la Russie – par exemple, dans la réalisation d’infrastructures dans les Nouvelles Routes de la Soie – pourrait permettre au Kirghizstan de réduire sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine.
Sadyr Japarov reçu par Vladimir Poutine au Kremlin, le 24 février 2021. Crédits : Wikimedia Commons
Un climat d’investissement incertain
Le marché kirghizstanais concentre plusieurs risques qui le rendent difficile pour tout investisseur étranger qui s’y intéresse.
Le premier risque est lié à la double dépendance économique du Kirghizstan : premièrement, vis-à-vis de la Russie, dont les 2,36 milliards de dollars transférés par les travailleurs kirghizstanais émigrés dans ce pays vers leur patrie contribuaient à 27 % de son PIB en 2019. Deuxièmement, vis-à-vis de la Chine qui, par l’intermédiaire de sa Banque d’import-export (Eximbank), détenait en 2020 une créance de 1,7 milliard de dollars sur Bichkek (soit 43 % de sa dette extérieure). En récession de 8,6 % en 2020 en raison de la crise sanitaire, le Kirghizstan n’a pas été en mesure de rembourser sa dette à la Chine. Celle-ci lui a consenti une prolongation, jusqu’en 2024, du délai de remboursement, ajoutant cependant au taux initial de 0,5 % un taux d’intérêt supplémentaire de 2 %. La nationalisation amorcée de la mine d’or de Koumtor, tout comme les rumeurs autour d’une revente partielle de la mine de fer de Jetim-Too, semblent préfigurer une dilapidation des richesses naturelles du Kirghizstan pour éponger sa dette extérieure envers la Chine.
La mine d'or de Koumtor (région d'Issyk-Koul). Crédits : Shutterstock
17 janvier 2019. Une centaine d'activistes de l'organisation nationaliste Kyrk Tchoro se réunissent sur la place Ala-Too (Bichkek) pour réclamer un moratoire sur l'attribution de la citoyenneté aux ressortissants chinois
Les lignes de crédit ouvertes par la Chine depuis 2008 pour financer la rénovation et la construction routières ainsi que la modernisation d’infrastructures énergétiques au Kirghizstan lui ont permis d’y accroître son emprise économique. D’une part, ces prêts étaient libellés en dollars, devise qui a connu une hausse constante par rapport au som. D’autre part, ils imposaient de confier la réalisation des projets financés à des sociétés chinoises. La gestion de certains d’entre eux s’est avérée chaotique, à l’image de la modernisation par la société TBEA de la Centrale thermique de Bichkek (tombée en panne en plein hiver en 2018), ou encore de la construction par Longhai Road and Bridge Corporation d’une autoroute sur la rive nord du lac Issyk-Koul (qui s’est terminée par des salaires impayés et des malfaçons apparentes). Tout ceci a renforcé le sentiment anti-chinois, qui concerne actuellement 35 % de l'opinion publique au Kirghizstan, selon le Baromètre centrasiatique (un institut d’études basé à Bichkek), et qui s’exprime parfois avec violence : marches publiques de l’organisation nationaliste Kyrk Tchoro ; protestation contre l’implantation d’un centre logistique à At-Bachy, dans la province de Naryn ; rançonnement d’ouvriers chinois dans la raffinerie de Kara-Balta. Dans un tel contexte, la proximité du président Japarov avec la Chine, déjà critiquée par ses adversaires durant la campagne électorale de 2020, est porteuse d’un risque politique majeur pour lui dans la mesure où elle le met en rupture avec une partie de son opinion publique. Dans le même ordre d’idées, l’abandon des poursuites, en avril 2021, pour blanchiment d’argent et évasion fiscale contre Raïymbek Matraïmov (ancien directeur adjoint des douanes, par ailleurs visé par des sanctions américaines dans le cadre du Global Magnitsky Act, et proche de Jeenbekov) pourrait brouiller l’image du candidat anti-corruption que Japarov avait cultivée pendant la campagne.
Un troisième type de risques inhérents au Kirghizstan est de nature sécuritaire. Ce pays est celui qui a traversé le plus grand nombre de crises en Asie centrale depuis les indépendances de 1991 : révolution de couleur de 2005, coups d’État de 2010 et 2020, attentats islamistes (dont l’attaque à la voiture piégée perpétrée par la Katiba Tawhid Al-Djihad contre l’ambassade de Chine en 2016), émeutes interethniques (massacres entre Kirghizes et Ouzbeks à Och en 2010) et scènes de guerre transfrontalières dans la vallée de Ferghana (dont la dernière en date avec le Tadjikistan, en avril-mai 2021, dans la province de Batken). La révision constitutionnelle en cours est la dixième en trente ans d’indépendance.
La transition au Kirghizstan d’un régime semi-parlementaire vers un régime présidentiel, actée par la victoire de Japarov aux référendums constitutionnels de janvier et d’avril 2021 – autorisant notamment le président à effectuer deux mandats consécutifs de cinq ans –, pourrait traduire un « penchant autoritaire » du nouveau chef de l’État. Cependant, elle est également présentée comme un facteur de stabilisation du pays, condition pour attirer de nouveau les investisseurs étrangers, au-delà des Chinois.
Dans un contexte d’effondrement des investissements directs étrangers causé par l’épidémie de coronavirus (477,6 millions de dollars en 2020, soit -55 % par rapport à l’année précédente), le Kirghizstan s’efforce de relancer des projets phares provisoirement suspendus. Il s’agit notamment du Complexe hydro-électrique sur la rivière Naryn (les « Centrales de Kambar-Ata »), dont la construction – initialement confiée à la Russie – devrait échoir à l’Ouzbékistan, selon un accord bilatéral signé en mai 2021. On peut également mentionner la réhabilitation de l’aéroport international de Manas (Bichkek), sur lequel s’est récemment positionné le groupe Aéroports de Paris. La filiale turque du groupe, TAV Airports, qui avait racheté pour 415 millions de dollars l’aéroport d’Almaty en mai 2020, et obtenu un contrat pour la construction d’un nouvel aéroport international à Tachkent en janvier 2021, semble déterminée à renforcer davantage encore son implantation en Asie centrale.
La Centrale hydro-électrique de Kambar-Ata n° 2
La volonté d’attirer des investissements et de profiter des savoir-faire occidentaux au Kirghizstan poursuit un double objectif de développement économique, tout en réduisant le poids et l’influence de la Chine.
L’Ouzbékistan en quête d’ouverture
L'Ensemble architectural Hazrati Imam, à Tachkent (inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO). Crédits : Shutterstock
L'Ouzbékistan constitue le cœur stratégique de l’Asie centrale, dont il regroupe la moitié de la population (33 millions d’habitants) et où il partage des frontières communes avec l’ensemble de ses voisins régionaux (en plus de l’Afghanistan). Enclavé, son territoire de 447 400 km² regorge néanmoins de matières premières (gaz naturel, pétrole, or, cuivre). Si ce pays a été maintenu dans une forme d’autarcie par la présidence d’Islam Karimov depuis l’indépendance en 1991 jusqu’en 2016, l’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev a ouvert de nouvelles perspectives.
Chavkat Mirzioïev, président de la République d'Ouzbékistan depuis 2016. Crédits : Wikimedia Commons
Un aggiornamento économique
Adoptée dès le 7 février 2017 par le nouveau président, la Stratégie pour le développement de l’Ouzbékistan jusqu’en 2021 ambitionne une « libéralisation de l’économie nationale », impliquant notamment une régulation du marché des devises. Le système économique hérité de la période Karimov faisait coexister trois taux de change de la devise nationale, le soum, face au dollar : un taux de change officiel (auquel un dollar s’échangeait 4 210 soums en septembre 2017), un taux de change interbancaire (un dollar pour 4 247 soums) et un taux de change du marché noir (un dollar pour 7 800 soums), sur lequel le marché était indexé. Les investisseurs étrangers, qui avaient l’obligation d’échanger leurs dollars contre des soums au taux officiel, le faisaient à perte. La dévaluation en septembre 2017 de 48 % de la devise nationale, désormais convertible, vise à unifier les taux de change – le recours aux opérations de change informelles est désormais interdit – et, in fine, à rassurer les investisseurs internationaux. Le décret présidentiel du 24 juillet 2020, qui attribue une compétence exclusive à une juridiction spéciale de la Cour suprême pour connaître des litiges impliquant les sociétés ayant investi plus de 20 millions de dollars en Ouzbékistan, devrait également améliorer le climat des affaires.
En 2020, la crise du coronavirus a provoqué un effondrement de la croissance économique en Ouzbékistan : passée de 4,5 % à 5,6 % entre 2017 et 2019, elle a brutalement chuté à 0,7 %. Pour autant, l’Ouzbékistan est l’un des rares pays au monde à ne pas avoir connu la récession durant cette année de pandémie, démontrant que son économie, plus diversifiée que celle du Kazakhstan, par exemple, est également plus résiliente aux chocs extérieurs. Les exportations ouzbékistanaises ne reposent pas exclusivement sur le gaz naturel, mais également sur le coton (dont il est l’un des premiers exportateurs mondiaux), les engrais et certains métaux (cuivre, zinc, or, argent, plomb). En parallèle, les abaissements successifs du taux directeur de la Banque centrale ont encouragé les initiatives privées et les investissements, alors que l’introduction d’un régime sans visa avec plusieurs pays de la région et au-delà a favorisé la fréquentation touristique de l’Ouzbékistan, qui a triplé entre 2017 et 2019.
Fin de l’isolationnisme diplomatique
La politique étrangère d’Islam Karimov alternait les phases d’isolationnisme et de confrontation avec ses voisins. L’élection de son Premier ministre, Chavkat Mirzioïev, à la tête de l’État ouvre un cycle de réengagement diplomatique.
Entre 2017 et 2019, l’Ouzbékistan a doublé ses échanges commerciaux bilatéraux avec chacun de ses voisins centrasiatiques (et même triplé avec le Turkménistan). Il s’est employé à apaiser les tensions avec le Kirghizstan et le Tadjikistan, en acceptant la construction de barrages hydro-électriques dans ces deux pays, véritables châteaux d’eau de l’Asie centrale. Sa rivalité avec le Kazakhstan pour le leadership régional a cédé le pas à une inédite confiance mutuelle apparente.
Le deuxième Sommet consultatif des chefs d'État d'Asie centrale, qui a réuni le 29 novembre 2019 à Tachkent tous les présidents centrasiatiques, est un succès pour la diplomatie de l'Ouzbékistan
L’Ouzbékistan a un intérêt marqué pour l’Afghanistan, pays avec lequel il partage 144 km de frontière et qu’il a inclus dans son programme régional d’aide anti-COVID-19 en 2020. Tachkent participe très activement aux négociations pour la paix. Durant la conférence réunissant des représentants du gouvernement de Kaboul et des Talibans le 12 septembre 2020 à Doha, le président Mirzioïev propose la création au sein de l’ONU d’un Comité permanent sur l’Afghanistan. Enfin, l’Ouzbékistan cherche à faire de l’Afghanistan un hub de désenclavement, à travers la mise en place de corridors de transport ferroviaire, à l’image de la Ligne transafghane destinée à prolonger le tronçon déjà existant entre Termez (Ouzbékistan) et Mazar-e-Charif (Afghanistan) vers les ports de Chabahar (Iran) et de Karachi (Pakistan).
Les relations sont également en nette amélioration avec la Russie : la signature d’un contrat pour la construction d’une centrale nucléaire avec Rosatom en décembre 2017, l’augmentation de 15 % du commerce bilatéral entre 2018 et 2019 et la préparation d’un accord de partenariat stratégique jusqu’en 2025 par les ministres de la Défense des deux pays réunis à Boukhara en avril 2021 en sont les signes.
Concernant la place de l’Ouzbékistan au sein des organisations régionales pilotées par la Russie, le pays est membre de l’Organisation de coopération de Shanghai – qui avait transféré en 2004 son Centre régional de lutte anti-terroriste depuis Bichkek vers Tachkent. Il a aussi obtenu en décembre 2020 le statut d’État observateur au sein de l’Union économique eurasiatique, prélude à une possible adhésion de plein droit après l’élection présidentielle d’octobre 2021. En revanche, l’Ouzbékistan n’a, à ce jour, pas l’intention de rejoindre l’Organisation du Traité de sécurité collective, qu’il a quittée en 2012.
La diplomatie multilatérale de Chavkat Mirzioïev a produit d’autres effets notables. En particulier, le rapprochement avec la Turquie s’est traduit par l’adhésion de l’Ouzbékistan au Conseil turcique en 2019 et par l’inauguration d’un Consulat général turc à Samarcande en 2021. Par ailleurs, Tachkent a repris les négociations en vue d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce, et a obtenu de nombreux prêts accordés par les principales institutions financières internationales.
L’Ouzbékistan siège désormais en tant que membre de plein droit du Conseil turcique
Un afflux de financements internationaux et d’investissements français
Afin de moderniser l’économie du pays, le nouveau pouvoir cherche à attirer des financements et des investissements en provenance de l’étranger, dans de nombreux secteurs d’activité. Ainsi, l’Agence internationale de développement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) co-financent, respectivement à hauteur de 319 et 181 millions de dollars, le projet de modernisation de l’agriculture du pays validé par la Banque mondiale en 2020. En 2021, la BERD a octroyé une ligne de crédit de 70 millions de dollars à une entreprise de culture du coton basée à Tachkent, Indorama Agro, pour l’introduction de technologies de pointe dans sa chaîne de production, et une autre de 25 millions de dollars à la Banque nationale pour l’industrie et la construction (Ouzpromstroïbank), afin qu’elle soutienne les PME face à la pandémie. Un plan d’aide d’urgence de 95 millions de dollars avait d’ailleurs été arrêté par la Banque mondiale en 2020 pour permettre à l’Ouzbékistan de lutter contre le coronavirus. De son côté, la Banque européenne d’investissement (BEI) a débloqué en 2018 deux prêts de 100 millions d’euros pour financer des projets liés à la gestion de l’eau et à l’efficacité énergétique en Ouzbékistan. La BEI a également signé en 2019 un protocole d’accord pour un programme d’investissement de 100 millions d’euros visant à empêcher la disparition de la mer d’Aral, à travers la rénovation des systèmes d’irrigation installés dans la vallée de l’Amou-Daria et la désalinisation des terres agricoles dans la région.
Les groupes français ne sont pas en reste. En 2019, Proparco, filiale de l’Agence française de développement (AFD), a octroyé une ligne de crédit de 15 millions de dollars à Hamkorbank, principale banque privée d’Ouzbékistan, spécialisée dans le soutien aux très petites et moyennes entreprises. Durant le forum d’affaires franco-ouzbékistanais organisé à Tachkent les 10 et 11 mai 2021 dans le cadre de la visite du ministre délégué chargé du Commerce extérieur et de l'Attractivité, Franck Riester, l’AFD a signé un programme indicatif de coopération avec l’Ouzbékistan jusqu’en 2025, prévoyant l’allocation d’un milliard d’euros de prêts, d’assistance technique et de subventions à la réalisation de projets dans de nombreux secteurs d’activité. Les banques Rothschild, Lazard et Société Générale ont signé, à cette occasion, des accords de coopération avec le ministère ouzbékistanais des Finances.
Les ministres français et ouzbékistanais du Commerce extérieur, Franck Riester (à gauche) et Sardor Oumourzakov (au centre), ont participé à la huitième session de la Commission intergouvernementale organisée à Tachkent, le 10 mai 2021.
Dans le domaine des énergies renouvelables, Total Eren construit une centrale photovoltaïque de 100 MW dans la province de Samarcande (pour un coût de 150 millions d’euros, à moitié financé par la BEI, la BERD et Proparco). EDF négocie avec Ouzbekhydroenergo pour la construction d’une centrale hydro-électrique à accumulation par pompage de 200 MW dans la province de Tachkent et de centrales photovoltaïques flottantes. En août 2020, l’AFD avait débloqué 55,8 millions d’euros pour financer, entre autres, la création de centrales hydro-électriques dans la province d’Andijan. Quant au groupe d’ingénierie Assystem, il a créé en 2019 une entreprise conjointe avec le ministère ouzbékistanais de l’Énergie, UzAssystem, pour mettre en œuvre une politique de mix énergétique voulu par le gouvernement (doublement de la production d’électricité à l’horizon 2030 et accroissement de la part des énergies renouvelables).
La centrale photovoltaïque construite par Total Eren dans la province de Samarcande. Crédits : Total Eren
En matière de gestion des infrastructures, Suez et Veolia ont respectivement remporté des appels d’offres pour la modernisation des réseaux de distribution d’eau et de chaleur dans la capitale Tachkent : 142 millions d’euros sur sept ans pour Suez ; 1,4 milliard d’euros sur trente ans pour Veolia.
Dans le secteur minier, Orano a créé en 2019 une entreprise commune avec le Comité d’État pour la géologie et les ressources minières, Nurlikum Mining, pour le développement des activités d’exploration et d’exploitation de l’uranium dans la province de Navoï.
Un gisement d'uranium à Navoï. Crédits : Shutterstock
Pour ce qui est de l’aéronautique, Thales a signé en 2019 un contrat pour la fourniture d’un simulateur de vol destiné aux pilotes des hélicoptères Ecureuil (AS350/H125). En 2020, les discussions entre Airbus Helicopters et l’Ouzbékistan se poursuivaient concernant la livraison de 25 à 30 hélicoptères de sauvetage et de tourisme.
Dans le domaine agricole, enfin, le Marché international de Rungis a signé en décembre 2020 un accord-cadre pour la création d’un réseau de marchés de gros en Ouzbékistan, avec pour objectif d’assurer le traitement de plus de 3 millions de tonnes de marchandises à travers 8 hubs ultra-modernes, d’ici à l’année 2022.
Tous ces exemples démontrent que l’Ouzbékistan recèle des opportunités extrêmement variées pour les investisseurs français.
Tadjikistan : la souveraineté contrariée d’un État vulnérable
Le Tadjikistan est le pays le plus atypique d’Asie centrale. Tout d’abord, il est le moins riche (8 milliards de dollars de PIB en 2019), le moins grand (143 100 km²) et le plus montagneux (90 % de sa superficie). Ensuite, le Tadjikistan est soumis à une forte influence iranienne sur le plan linguistique (le tadjik est une langue persane). Enfin, entre 1992 et 1997, il subit la plus grave crise de l’Asie centrale indépendante : une guerre civile, qui oppose l’ethnie koulabie, soutenue par Moscou et Tachkent, à l’ethnie gharmie, appuyée par Téhéran. Ce conflit est résolu par le Protocole de Moscou, signé le 27 juin 1997 sous l’égide des Nations unies, qui renforce le pouvoir du président Emomali Rakhmon (largement réélu en 1999) et intègre l’opposition que représente le Parti de la Renaissance islamique (PRI) au sein du gouvernement et des structures de force. L’interdiction du PRI à partir de 2015, la préparation de la succession à la tête de l’État, les difficultés économiques accrues par la crise sanitaire, la dépendance à l’égard de la Russie et de la Chine et le risque terroriste à l’aube du retrait des troupes américaines d’Afghanistan placent le Tadjikistan dans une situation de très grande incertitude.
Le parc Roudaki, dans le centre-ville de Douchanbé. Crédits : Shutterstock
Un paysage politique dominé par la famille du président
Président de la République du Tadjikistan depuis 1994, Emomali Rakhmon est le chef d’État postsoviétique qui a la plus grande longévité au pouvoir. Il s’appuie sur son statut de « Fondateur de la paix et de l’unité nationale – Leader de la nation » (inscrit dans la Constitution et constamment entretenu par la propagande) pour diriger un pays profondément divisé. En effet, les réseaux (avlods) de solidarité clanique, lignagère ou villageoise structurent davantage les rapports sociaux entre les Tadjiks qu’un sentiment commun d’appartenance à l’État.
Emomali Rakhmon, président de la République du Tadjikistan depuis 1994. Crédits : Wikimedia Commons
La réélection d’Emomali Rakhmon à la fonction suprême à Douchanbé le 11 octobre 2020 survient dans un contexte particulier. De fortes contestations populaires ébranlent des pays membres de la CEI (Biélorussie, Kirghizstan). Au niveau national, l’élection conclut une séquence de consolidation de l’empire politico-financier bâti par le clan Rakhmon. Deux filles du président, Zarina et Takhmina Rakhmonova, ont respectivement pris la tête d’Orienbok (la première banque privée du pays, dirigée par Khassan Assadoullozoda, beau-frère du président) et de l’Agence du trafic aérien (une société privée détenant le monopole sur la vente des billets d’avion au Tadjikistan). Deux autres, Ozoda et Roukhchona, ont été nommées à la tête de l’Administration présidentielle, pour la première, et en tant que directrice adjointe du Département pour les organisations internationales (une structure rattachée au ministère des Affaires étrangères), pour la seconde. Surtout, le fils du chef de l’État, Roustam Emomali, prend une importance considérable : nommé maire de la capitale Douchanbé en janvier 2017 par son père, il occupe de surcroît, depuis mars 2020, le poste de président du Sénat, deuxième plus haute fonction du pays.
Roustam Emomali, fils et héritier putatif du président Rakhmon. Crédits : Wikimedia Commons
Le renforcement des positions de la famille Rakhmon s’est fait au détriment du PRI, qualifié d’organisation terroriste par la Cour suprême du Tadjikistan le 29 septembre 2015, et proscrit depuis lors. À l’image de Makhmadali Khaït, condamné en juin 2016 à la prison à perpétuité, les membres du PRI sont poursuivis par la justice tadjikistanaise. Le bannissement du PRI de la vie publique est entériné par l’inscription de « l’interdiction de créer des partis politiques sur la base de critères religieux » dans la Loi fondamentale tadjikistanaise, à la suite du référendum organisé le 22 mai 2016. Cette révision constitutionnelle aboutit à d’autres changements notables : l’absence de limite de deux mandats présidentiels consécutifs pour Emomali Rakhmon, ou encore l’abaissement de l’âge minimal légal pour exercer la fonction suprême de 35 à 30 ans. Cette mesure permet de lever le dernier obstacle légal à l’arrivée au pouvoir de Roustam Emomali, âgé de 33 ans.
L’impact de la crise sanitaire sur une économie dépendante du secteur minier et des aides étrangères
En croissance de 7,5 % en 2019, l’économie tadjikistanaise ralentit sensiblement sous l’effet de l’épidémie de coronavirus, officiellement reconnue par le régime de Douchanbé le 30 avril 2020. Le pays évite la récession avec une croissance de 4,5 % en 2020 (-3 points en un an) grâce, principalement, aux secteurs industriel (+9,8 %) et agricole (+8,8 %). L’inflation grimpe en flèche – elle passe de 1,4 % à 9,4 % entre 2019 et 2020 –, majorant le prix des denrées alimentaires (+13 %). Sur le plan du commerce extérieur, en 2020, le Tadjikistan parvient à légèrement accroître ses échanges (4,5 milliards de dollars, soit 7 % de mieux qu’en 2018) et à réduire son déficit (-1,7 milliard de dollars en 2020, contre -2,1 milliards l’année précédente). Corrélé au redressement progressif du cours des matières premières, le triplement des exportations d’or et de pierres précieuses contribue à la hausse des exportations (+20 %).
Le Tadjikistan est l'un des pays les plus pauvres du monde
Néanmoins, les sujets d’inquiétude demeurent : le niveau de la dette publique (45 % du PIB en octobre 2020), la pauvreté (un quart de la population) et le taux de chômage (passé de 6,6 à 7,5 % entre 2019 et 2020, selon la Banque mondiale) restent élevés. Le secteur privé, qui ne représente que 13 % de l’emploi formel selon la Banque mondiale, a un poids marginal dans une économie dépendante de ses ressources minières. Le pays, qui contrôle le plus grand fleuve centrasiatique, l’Amou-Daria, dispose d’un fort potentiel dans le domaine de l’hydro-électricité, qui pourrait contribuer à diversifier les revenus budgétaires. Les autorités ont voulu exploiter ce potentiel, notamment à travers la reconstruction de la centrale de Rogoun lancée en 2016. Cependant, le financement du « plus haut barrage du monde », oscillant autour de 5 milliards de dollars, exerce une pression considérable sur les finances publiques du Tadjikistan (dont le PIB s’élève à 7,4 milliards de dollars en 2020).
Enclavé et faiblement intégré aux flux économiques internationaux, le Tadjikistan accuse une forte dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds. Au plus fort de la crise sanitaire, entre mai 2020 et février 2021, le pays s’est vu successivement allouer des plans d’aide d’urgence anti-COVID-19 par le Fonds monétaire international (à hauteur de 189,5 millions de dollars), la Banque asiatique de développement (50 millions de dollars), l’Union européenne (112 millions d’euros), le Fonds eurasiatique de stabilisation et de développement – une structure rattachée à la Banque eurasiatique de développement – (50 millions de dollars), et la Banque mondiale (20 millions de dollars). Le secteur médical n’a pas été le seul à capter cette manne financière internationale. Ainsi, en août 2020, la Banque asiatique de développement a annoncé l’ouverture d’une ligne de crédit de 323 millions de dollars pour financer, sur la période 2021-2023, des projets relatifs à la sécurité alimentaire, la gestion des ressources hydriques, le développement des infrastructures municipales et la modernisation du secteur énergétique au Tadjikistan. En octobre 2020, la Banque islamique de développement a octroyé un prêt de 3,7 millions de dollars au soutien du secteur de l’enseignement. Durant l’année 2021, la Banque mondiale a mis en place des programmes de financement ciblant le secteur agricole (58 millions de dollars), le système fiscal (50 millions de dollars), et des projets afférents à l’électrification des villages de la province de Khatlon et de la région autonome du Haut-Badakhchan et à la lutte contre le changement climatique dans le bassin de la mer d’Aral (35 millions de dollars). En juin 2021, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque asiatique de développement ont annoncé financer, respectivement à hauteur de 25 et de 85 millions de dollars, la réalisation de systèmes de gestion d’énergie électrique dans sept villes du Tadjikistan (Douchanbé, Bouston, Danghara, Konibodom, Isfara, Istaravchan et Pendjikent).
Des travailleurs tadjiks sur un chantier en Russie
Le Tadjikistan subit également une forte dépendance économique envers deux de ses principaux partenaires commerciaux : la Russie (première, avec 721,3 millions de dollars d’échanges en 2020) et la Chine (quatrième, 342,4 millions de dollars). Le Tadjikistan, dont les transferts de fonds en provenance de Russie contribuaient à un tiers de son PIB et à la subsistance de 70 % de ses foyers avant la crise sanitaire, a été directement impacté par les restrictions décrétées par les autorités russes en 2020 pour contrer la propagation du coronavirus sur leur territoire (fermeture des frontières, gel des chantiers de construction). Ces mesures ont entraîné une réduction brutale du nombre des travailleurs tadjikistanais expatriés en Russie (1,3 million en 2019, ils ne sont plus que 400 000 l’année suivante) et de la manne financière à destination du Tadjikistan (passée de 2,5 à 1,7 milliard de dollars).
Quant à la Chine, en octobre 2020, sa Banque d’import-export (Eximbank) détenait une créance de 1,123 milliard de dollars sur le Tadjikistan, correspondant à 35 % de sa dette publique extérieure. La Chine reste, de surcroît, un acteur économique de tout premier plan au Tadjikistan, dont elle constitue le principal pourvoyeur d’investissements directs étrangers – les deux tiers des IDE destinés à ce marché en 2019 provenaient de Chine – et le principal opérateur dans l’extraction minière (aurifère, notamment, avec l’entreprise conjointe Zarafchon, à Pendjikent). En outre, la Chine réalise des projets d’infrastructures dans les secteurs routier (restauration de la route Douchanbé – Koulob par China Road), électrique (construction d’une centrale thermique à Douchanbé par TBEA) et gazier (création de la quatrième section du gazoduc Asie centrale-Chine par CNPC), en plus de construire les nouveaux sièges du gouvernement et du Parlement à Douchanbé. Le lancement en 2020 d’un projet d’aéroport à Taxkorgan, dans le Xinjiang, obéit à une logique de développement économique qui peut intensifier les échanges sino-tadjikistanais.
Cette double dépendance du Tadjikistan à l’égard de la Russie et de la Chine comporte aussi un volet sécuritaire.
Une stabilité précaire, conditionnée par les acteurs extérieurs et les aléas sécuritaires
Dépendance militaire envers la Russie et la Chine
Dans une logique de projection de puissance militaire en Asie centrale, la Russie a installé au Tadjikistan la station de surveillance spatiale d’Okno (située à Norak), et y a disposé la 201e Division d’infanterie motorisée. Localisée à Douchanbé et à Kourgan-Tioubé, la plus importante base militaire russe à l’étranger compte entre 6 000 et 7 000 hommes affectés à des corps d’artillerie, des infanteries motorisées et mécanisées, des unités de reconnaissance et des troupes de protection contre les menaces radiologiques, chimiques et biologiques. Par ailleurs, le Tadjikistan est membre de l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC), alliance militaire dirigée par Moscou dans l’espace postsoviétique. Cela permet au Tadjikistan de développer avec la Russie une coopération militaire portant, d’une part, sur la formation d’officiers tadjikistanais (500, actuellement) dans les académies militaires russes ; de l’autre, sur la participation à des exercices communs (tel « Fraternité indestructible », un exercice de maintien de la paix organisé en octobre 2019 dans le polygone de Kharb-Maïdon, à 20 km de la frontière afghane) ; enfin, sur la livraison gratuite d’équipements (en 2019, Moscou a offert à Douchanbé des véhicules blindés de reconnaissance BRDM-2, des systèmes de radar P-12 et des systèmes de défense antiaérienne).
Des 2S3 Akatsia russes de retour d’un exercice sur le polygone de Kharb-Maïdon, le 24 avril 2021. Crédits : Wikimedia Commons
Le retrait total des troupes américaines d’Afghanistan (annoncé mi-avril 2021 et fixé au 31 août) pousse la Russie à renforcer son partenariat militaire avec le Tadjikistan. Ainsi, le 27 avril, au terme d’un entretien avec son homologue tadjikistanais Cherali Mirzo à Douchanbé, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a annoncé la création d’une défense antiaérienne commune entre la Russie et le Tadjikistan à la frontière tadjiko-afghane. En juillet, Moscou a livré vingt nouveaux missiles portables sol-air Verba à la 201e Division d’infanterie motorisée, qui a en parallèle vérifié l’aptitude opérationnelle de ses systèmes de défense antiaérienne S-300. Dans le même temps, le président de la Douma d’État, Viatcheslav Volodine, était en visite à Douchanbé pour discuter du renforcement de la coopération militaire russo-tadjikistanaise avec le président du Sénat, Roustam Emomali.
La Chine suit elle aussi attentivement l’évolution de la situation en Afghanistan. Elle est séparée de ce pays par une courte frontière (76 km), difficile d’accès – le col de Wakhjir y culmine à 4 923 m d’altitude –, contrairement à celle qu’elle partage avec le Tadjikistan (430 km). En 2020, le Département d’État américain a confirmé l’existence d’une base militaire chinoise au Tadjikistan (dans le district de Mourgab, à l’est de la région autonome du Haut-Badakhchan). Cette base permet à Pékin de surveiller les mouvements transfrontaliers au départ du corridor de Wakhan, en territoire afghan, vers le Tadjikistan et, potentiellement, le Xinjiang. Auparavant, la Chine a eu recours à plusieurs mécanismes de coopération sécuritaire à l’échelle régionale. Elle a ainsi créé, en août 2016, un format de discussion pour le partage de renseignements et la formation avec le Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan (Quadrilateral Cooperation and Coordination Mechanism, QCCM). En parallèle, à travers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), elle a pris part à des exercices conjoints de contre-terrorisme, dont « Mission de la paix-2012 » et « Coopération-2016 », qui se sont déroulés au Tadjikistan. La Chine et le Tadjikistan ont également organisé des exercices bilatéraux de lutte anti-terroriste le long de la frontière avec l’Afghanistan, en octobre 2016 et en août 2019. La Chine a financé la création d’un Centre de lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme à Douchanbé et construit onze postes-frontières entre le Tadjikistan et l’Afghanistan. Entre 2018 et 2019, la Chine a livré au Tadjikistan vingt véhicules blindés (dix VP-11 et autant de VN-3), selon les chiffres publiés par l’Institut national de recherche sur la paix de Stockholm.
Iran : le redémarrage ?
Les excellentes relations bilatérales tadjiko-iraniennes se sont trouvées sensiblement dégradées par l’affaire Zanjani en Iran et l’interdiction du PRI au Tadjikistan. Arrêté à Téhéran le 30 décembre 2013 pour corruption et détournement de fonds, le milliardaire iranien Babak Zanjani a prouvé à la justice de son pays le placement de 2,7 milliards de dollars au sein de la Banque nationale du Tadjikistan. Ces fonds, qui représentent l’équivalent de vingt années d’échanges commerciaux tadjiko-iraniens, ont constitué une pomme de discorde entre les deux pays : Téhéran a voulu les rapatrier, Douchanbé a nié leur existence. Deux ans plus tard, l’interdiction par la justice tadjikistanaise du PRI (soutenu par l’Iran) aggrave la situation. Cette décision a été prise à la suite d’attaques armées menées début septembre 2015 contre des structures de force à Douchanbé et à Vakhdat par le vice-ministre tadjikistanais de la Défense, Abdoukhalim Nazarzoda, avec l’aide du PRI et de financements iraniens. Le soutien affiché par Téhéran au chef du PRI, Moukhiddine Khabiri, invité en décembre 2015 à la conférence « Unité islamique » et reçu en marge de cet événement par le Guide suprême, Ali Khameneï, déclenche une violente campagne anti-iranienne à Douchanbé. Les autorités tadjikistanaises iront jusqu’à imputer à l’Iran un attentat perpétré en juillet 2018 contre quatre touristes occidentaux à Danghara – revendiqué par l’organisation terroriste État islamique – et à accuser ce pays de fomenter un coup d’État à Douchanbé en 2020.
Malgré ces vives tensions, le dialogue entre Douchanbé et Téhéran n’est pas rompu. Les visites de haut rang se succèdent même à un rythme élevé en 2021 : les ministres iraniens de l’Intérieur, Abdolreza Rahmani Fazli, et des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, se rendent à Douchanbé, respectivement le 22 février et le 30 mars. Le 8 avril, le ministre tadjikistanais de la Défense, Cherali Mirzo, rencontre à son tour son homologue à Téhéran, où est annoncée la création d'une Commission conjointe pour les questions de défense.
Les ministres de la Défense du Tadjikistan, Cherali Mirzo (à gauche), et de l'Iran, Mohammad Baqeri, annoncent la création d'une Commission conjointe pour les questions de défense. Téhéran, le 8 avril 2021
Différentes raisons expliquent ce rapprochement. Le Tadjikistan souhaite profiter des retombées économiques induites par le développement du port iranien de Chabahar. Ce port bénéficie d’un régime d’exception aux sanctions américaines – justifié par l’aide au développement de l’Afghanistan, qu’il désenclave vers l’océan Indien. Il est appelé à devenir un centre logistique majeur, relié à l’Asie centrale par une ligne ferroviaire baptisée « Couloir Nord-Sud ». De son côté, l’Iran ne veut pas se laisser marginaliser par les puissances islamiques rivales dont la présence s’accroît en Asie centrale. Il s’agit de la Turquie, qui renforce son influence culturelle à travers son Conseil turcique, mais aussi de l’Arabie saoudite et de l’Égypte, qui se verront vraisemblablement attribuer le statut de partenaires de discussions au sein de l’OCS, lors du sommet des chefs d’État qui se tiendra les 16 et 17 septembre 2021 à Douchanbé. Par ailleurs, depuis la réintroduction des sanctions américaines contre son économie en août 2018, l’Iran cherche à obtenir un statut de membre de l’OCS, dont il n’est encore qu’un État observateur. Mais Téhéran se heurte à l’hostilité de Douchanbé. Enfin et surtout, le Tadjikistan et l’Iran partagent une inquiétude commune face à la dégradation de la situation en Afghanistan. L’établissement d’une coopération militaire entre les deux pays sur ce dossier dépendra cependant de leur capacité à surmonter leur méfiance mutuelle.
Les risques sécuritaires : terrorismes afghans et tensions centrasiatiques
De lourdes menaces pèsent sur la sécurité du Tadjikistan. La première de ces menaces émane d’Afghanistan. Le retrait annoncé des troupes américaines stationnées depuis 2001 dans ce pays a galvanisé les talibans, qui se sont lancés à la reconquête du territoire national. Ils en contrôleraient actuellement près de 85 %, ainsi que l’intégralité des provinces frontalières avec le Tadjikistan. La montée en puissance des talibans – qui ne devraient pas tarder à destituer le président pro-américain Ashraf Ghani à Kaboul – a déjà provoqué l’exode de milliers de civils et de militaires afghans vers le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Ces flux devraient s’intensifier dans les prochains mois, entraînant un risque réel d’infiltration de terroristes et de narco-trafiquants en Asie centrale. Séparée du Kazakhstan par une frontière perméable de près de 6 850 km, la Russie est potentiellement elle aussi exposée à ces menaces.
Le 5 juillet 2021, l’armée nationale tadjikistanaise a réagi en envoyant 20 000 réservistes à la frontière avec l’Afghanistan. Dans le même temps, Douchanbé a sollicité l’aide de l’OTSC et de la Russie. La 201e Division d’infanterie motorisée russe a été placée en état d’alerte. Sergueï Choïgou, ministre russe de la Défense, a annoncé la livraison en cours d’année de nouveaux bombardiers Su-34 et intercepteurs MiG-31 au District militaire central, auquel est rattachée la base exploitée par Moscou à Douchanbé et à Kourgan-Tioubé. Cet effort s’ajoute au rééquipement de la 201e Division d’infanterie motorisée entrepris en 2020 (livraison de dix-huit véhicules de combat d’infanterie BMP-2, de deux hélicoptères de combat Mi-8MTV5-1 et d’un véhicule blindé sanitaire Linza).
Pour autant, la capacité des Russes à garantir la sécurité du sud du Tadjikistan face aux probables incursions armées en provenance d’Afghanistan reste incertaine. La réorganisation en 2016 de la 201e Division d’infanterie motorisée l’a fait régresser en termes d’effectifs (passage d’une division de 7 500 hommes à un régiment de 4 000-5 000 hommes) et de capacités de réaction (transfert du 149e Régiment de fusiliers-motocyclistes depuis Kouliab – à 40 km de la frontière avec l’Afghanistan – vers Douchanbé – à 300 km). La réalité du terrain complique également les choses. La longue frontière tadjiko-afghane (1 344 km) est relativement artificielle, dans la mesure où des liens forts unissent les Tadjiks d’Afghanistan à ceux du Tadjikistan. La communauté tadjike d’Afghanistan (13 millions d’individus) vit principalement dans les provinces du nord-est du pays – le Parwan, le Pandjchir et le Badakhchan –, situées à proximité de sa frontière avec le Tadjikistan. Au nord de cette frontière se trouve le Haut-Badakhchan, seule région du Tadjikistan à bénéficier d’une autonomie, et qui présente le territoire le plus étendu (64 000 km²) et le moins peuplé (3,5 habitants/km²) du pays. Sécuriser ce « ventre mou » représente un défi de taille pour la Russie, d’autant que l’Afghanistan projette vers le Tadjikistan une autre menace majeure : l’État islamique.
À mesure que sa défaite se précisait en Irak et en Syrie, le groupe terroriste s’est progressivement replié vers l’Afghanistan où, sous le nom d’État islamique – Province du Khorassan (EIPK), il a établi, à partir de janvier 2015, des bastions dans les provinces de Nangarhar et de Kunar, frontalières du Pakistan. Le Tadjikistan a régulièrement été confronté à cette organisation terroriste. D’une part, il a vu son ancien chef des forces spéciales, le colonel Goulmourod Khalimov, prêter allégeance en mai 2015 à l’État islamique, qu’il a servi en tant que ministre de la Guerre jusqu’à sa mort survenue en septembre 2017 (des suites d’une frappe aérienne russe à Deir ez-Zor, en Syrie). De l’autre, le Tadjikistan a fourni à Daech l’un de ses principaux contingents de djihadistes – 1 900 combattants en novembre 2018, selon le directeur adjoint du Comité pour la sécurité nationale du Tadjikistan, Mansourdjon Oumarov. Enfin, le Tadjikistan a souvent été pris pour cible : attaque à la voiture dans la région de Danghara, le 29 juillet 2018 (quatre morts) ; mutineries dans la prison de Khodjent, le 7 novembre 2018 (47 morts), puis dans celle de Vakhdat, avec pour protagoniste Bekhrouz Goulmourod, fils de Goulmourod Khalimov, le 19 mai 2019 (32 morts) ; attaque du poste-frontière d’Ichkobod situé entre le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, le 6 novembre 2019 (17 morts).
Le 19 mai 2019, l'État islamique provoque une émeute dans la prison de Vakhdat, située à 20 km de Douchanbé. Bilan : 32 morts, dont 3 gardiens
Itinéraire de l'escouade envoyée le 6 novembre 2019 par l'État islamique depuis l'Afghanistan vers le poste-frontière d'Ichkobod, en Ouzbékistan. Cette prise d'assaut fera 17 morts
La seconde grande menace pesant sur la sécurité nationale du Tadjikistan a trait aux tensions qui peuvent l’opposer à ses voisins d’Asie centrale. Les 28 et 29 avril 2021, le Tadjikistan a affronté militairement le Kirghizstan. La première guerre interétatique de l’Asie centrale postsoviétique a eu pour élément déclencheur l’accès à un réservoir d’eau de Kok-Tach, un village situé dans la province kirghizstanaise de Batken. Cette tension hydrique masque surtout la rivalité entre Douchanbé et Bichkek pour le contrôle de Voroukh, enclave tadjike en territoire kirghizstanais héritée du traçage frontalier opéré durant la période soviétique dans la vallée de Ferghana. Les échanges de tirs survenus le 24 juillet 2021 entre des garde-frontières tadjikistanais et kirghizstanais dans la localité de Koum-Mazar (toujours dans la province de Batken) portent à croire que le conflit du printemps 2021, loin d’être résolu sur le fond, peut se réactiver à tout moment. Le Tadjikistan a longtemps entretenu des relations délétères avec l’Ouzbékistan, pour des raisons similaires. Douchanbé revendiquait Samarcande et Boukhara, foyers historiques de peuplement tadjik. Tachkent bloquait les convois transitant par son territoire à destination du Tadjikistan pour protester contre la construction de barrages hydrauliques dans ce pays. Cependant, la « diplomatie des barrages » du nouveau président ouzbékistanais, Chavkat Mirzioïev – qui s’est notamment traduite par la signature, en juin 2021, d’un accord pour la construction conjointe d’une centrale hydro-électrique sur la rivière Zeravchan –, a contribué à apaiser les tensions.
Depuis son indépendance, le Tadjikistan fait régulièrement face à des menaces majeures pour sa sécurité intérieure. La confiscation du pouvoir politique et économique par une élite resserrée autour du président, le danger grandissant en provenance d’Afghanistan et la forte dépendance économique et militaire à l’égard de la Russie et de la Chine laissent peu de marges de manœuvre à ce pays fragile pour se développer à moyen terme.
Le Turkménistan entre continuité politique et reconfiguration économique
Pays le moins peuplé d’Asie centrale avec 6 millions d’habitants, le Turkménistan s’étend sur un territoire de 488 100 km², essentiellement désertique et frontalier du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan au nord, de l’Iran et de l’Afghanistan au sud, et bordé par la mer Caspienne à l’ouest. Sous la férule de Saparmourat Niazov (1991-2006), puis de Gourbangouly Berdymoukhamedov (depuis 2007), le Turkménistan s’enfonce dans le totalitarisme et l’isolationnisme, vivant surtout de sa rente gazière. Des évolutions politiques et des tentatives d’ouverture sur le plan économique sont cependant à l’œuvre à Achkhabad.
Achkhabad, la capitale en marbre blanc du Turkménistan. Crédits : Shutterstock
Les Berdymoukhamedov, première dynastie présidentielle d’Asie centrale ?
Lorsqu’il accède au pouvoir, Gourbangouly Berdymoukhamedov se met dans les pas du régime dictatorial bâti par son prédécesseur. D’une part, il reprend à son compte le culte de la personnalité jusqu’alors voué au Turkmenbachy (Père des Turkmènes), s’arrogeant le titre d’Arkadag (Protecteur). D’autre part, il concentre les pouvoirs de président de la République, de chef d’un gouvernement sans Premier ministre et, depuis mars 2021, de président du Sénat. Cette dernière fonction est créée à la faveur d’une révision constitutionnelle en date du 25 septembre 2020, qui entérine le passage d’un parlement monocaméral à un parlement bicaméral au Turkménistan. Désormais, en cas de vacance du pouvoir, la présidence de la République échoira au chef de la Chambre haute du Parlement, à titre intérimaire et dans l’attente d’une élection présidentielle à laquelle il n’a pas le droit de se présenter. L’intérêt pour Gourbangouly Berdymoukhamedov de cumuler ces fonctions de présidents de la République et du Sénat – en violation des articles 73 et 87 de la Constitution – est de préparer sa succession à la tête de l’État. Dans l’hypothèse où il démissionne de la présidence de la République, sa casquette de président du Sénat lui permettra de préparer l’élection de son successeur à la tête de l’État. Ce scénario évoque la transmission du pouvoir au Kazakhstan par Noursoultan Nazarbaïev à Kassym-Jomart Tokaïev en mars 2019.
Gourbangouly Berdymoukhamedov, président de la République du Turkménistan depuis 2006. Crédits : Wikimedia Commons
Dans l’hypothèse où Gourbangouly Berdymoukhamedov, âgé de soixante-quatre ans, décède, celui qui semble le plus à même de lui succéder à la présidence de la République du Turkménistan est son fils, Serdar. Élu député en novembre 2016, celui-ci prend la tête de la Commission parlementaire pour la législation et les normes en mai 2017, avant de faire son entrée au gouvernement en mars 2018, en tant qu’adjoint au ministre des Affaires étrangères, Rachid Meredov.
Serdar Berdymoukhamedov, fils et héritier putatif du président. Crédits : Wikimedia Commons
En juin 2019, il est nommé gouverneur de la province d’Akhal, où il supervise le projet de « ville intelligente » Akhal City, puis, en février 2020, ministre de l’Industrie et de la Construction. En février 2021, Serdar Berdymoukhamedov devient président de la Cour des comptes, vice-Premier ministre en charge du Numérique et des Innovations technologiques (un poste créé ad hoc) et membre du Conseil de sécurité. En outre, il remplace à partir d’avril 2021 Rachid Meredov à la tête des Commissions interparlementaires avec la Russie et le Japon, ce qui lui permettra d’étoffer sa stature internationale. Le fils du président turkménistanais a déjà démontré sa capacité à représenter seul son pays à des événements de haut rang, tel qu’en atteste sa participation au sommet des chefs d’État d’Asie centrale à Astana (mars 2018), à la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de la Communauté des États indépendants à Minsk (avril 2018), ou encore au récent Forum économique international de Saint-Pétersbourg (juin 2021).
Serdar Berdymoukhamedov bénéficie en outre de toute la symbolique du pouvoir. Les publications officielles le présentent comme le « Fils de la Nation ». Il a succédé à son père à la tête des Associations des étalons Akhal-Téké et des chiens Alabaï, espèces érigées au rang de symboles nationaux. Le 22 septembre 2021, Serdar Berdymoukhamedov aura quarante ans, âge minimal requis pour exercer la fonction suprême à Achkhabad.
L’économie turkménistanaise à l’épreuve de la crise sanitaire
Vers la privatisation et l’ouverture de l’économie
Troisième économie d’Asie centrale, le Turkménistan dépend fortement de sa rente gazière. Derrière la Russie, l’Iran et le Qatar, il détient les quatrièmes réserves prouvées de gaz, avec 19 500 milliards de m³ en 2019 (10 % du total mondial). Le gaz naturel représente 90 % des exportations turkménistanaises, qui sont principalement destinées à la Chine. Celle-ci est raccordée au gisement géant de Galkynych (province de Mary) par le gazoduc Asie centrale-Chine inauguré en 2009, d’une capacité annuelle de 50 milliards de m³, dont environ 33 milliards proviennent du Turkménistan – le reste des approvisionnements étant assuré par le Kazakhstan (7 milliards) et l’Ouzbékistan (10 milliards). Selon les chiffres publiés par l’Administration douanière chinoise, Pékin a importé seulement 18,7 milliards de m³ de gaz naturel turkménistanais entre janvier et novembre 2020, en raison de la crise sanitaire. Cette baisse a fait chuter la croissance économique du Turkménistan (à 0,8 % en 2020, contre 6,3 % l’année précédente), entraînant d’autres conséquences.
Le Turkménistan mène depuis plusieurs années une politique de privatisation qui s’est accentuée pendant la crise sanitaire. Le spécialiste russe de l’économie turkménistanaise Valentin Trapeznikov estime ainsi qu’entre 2013 et 2020, la part des sociétés privées est passée de 65,7 à 72,3 % dans le PIB du Turkménistan. Ce phénomène s’explique aussi par un désengagement de l’État. Hormis les grands projets d’infrastructures – tels que la création de l’autoroute à péages entre Achkhabad et Türkmenabat, financée par la Banque centrale pour un coût estimé à 2,3 milliards de dollars –, les investissements publics sont en baisse. Ceux-ci sont passés de 40 à 24 % du PIB entre 2017 et 2019. La mise en vente, en juin 2021, de quinze sites rattachés à des ministères et des agences publiques, ou encore l’abolition, en janvier 2019, de la distribution gratuite de l’eau, de l’électricité et du gaz à la population – une mesure mise en place par Niazov en 1993 –, symbolisent également ce retrait de l’État.
L'autoroute M37, qui relie notamment les villes d'Achkhabad et de Türkmenabat
Au cours de l’année 2020, le Turkménistan a entamé des démarches pour s’intégrer aux marchés financiers internationaux. En juillet, il s’est vu attribuer le statut d’État observateur auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). En octobre, dans le cadre du projet Ready4Trade Central Asia, mis en œuvre par le Centre de commerce international (ITC) et financé par l’Union européenne, le Turkménistan a lancé un service en ligne pour promouvoir son marché et fournir des informations sur les procédures d’exportation et d’importation. Le partenariat avec l’OMC et l’ITC figure dans la nouvelle stratégie validée par le gouvernement en février 2021 pour le commerce extérieur jusqu’en 2030. C’est donc dans un contexte international de replis nationaux et de raréfaction des échanges que le régime d’Achkhabad a décidé de rompre son isolationnisme. La campagne de vaccination obligatoire dans un pays qui n’a officiellement connu aucun cas de contamination au coronavirus sur son territoire est tout aussi paradoxale.
En quête d’une diversification des sources de revenus
La pandémie a incité le Turkménistan à développer des sources alternatives de revenus, au premier chef l’agriculture, qui emploie la moitié des actifs du pays. Comme en 2019, le secteur agricole a enregistré une croissance supérieure à 8 % en 2020. Les crédits accordés au secteur ont augmenté de plus de 40 % entre 2019 et 2020. Compte tenu du climat désertique au Turkménistan, les autorités mettent l’accent sur les cultures sous serres, et ont pour objectif que celles-ci couvrent 1 300 hectares en 2021 (soit trois fois plus que l’année précédente). En décembre 2020, la société Agromat, spécialisée dans la production de tomates, a bénéficié d’un prêt de 2,5 millions de dollars accordé par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), pour la création de cinq hectares de serres. L’embargo décrété en juin 2021 par le ministère kazakhstanais de l’Agriculture contre les tomates et les poivrons cultivés au Turkménistan pour suspicion de virus du fruit rugueux brun de la tomate (ToBRFV) rappelle que le développement d’une agriculture d’exportation dans ce pays passe par un strict respect des normes sanitaires.
Par ailleurs, le Turkménistan mise sur le développement de son industrie pétrochimique, qui s’appuie largement sur le savoir-faire et les capitaux étrangers. En 2018, un consortium formé par la société japonaise Tokyo Engineering et les sociétés sud-coréennes Hyundai Engineering et LG International a construit un complexe de polyéthylène et de polypropylène dans le village de Kianly (province de Balkan), pour un coût total de 3,4 milliards de dollars. La même année, le japonais Mitsubishi Corporation et le turc GAP İnşaat ont ouvert une usine d’engrais azotés à Garabogaz (province de Balkan) d’une valeur de 1,57 milliard de dollars, financée par la Banque japonaise pour la coopération internationale (JBIC). En juin 2019, un autre consortium nippo-turc, regroupant Kawasaki Heavy Industries Ltd et Rönesans Türkmen, a implanté une usine de production d’essence à partir de gaz naturel à Ovadan-Depe (province d’Akhal), moyennant un investissement de 1,7 milliard de dollars.
Enfin, signataire de l’accord de Paris sur le climat en septembre 2016 et bénéficiant d’une forte exposition au soleil et au vent, le Turkménistan s’intéresse aux sources d’énergies renouvelables. Par exemple, le « Programme présidentiel pour le développement socio-économique du Turkménistan sur la période 2019-2025 » fixe pour objectif de produire 33 milliards de kWh d’électricité à partir de sources d’énergies vertes à l’horizon 2024 (+27 % par rapport au total de l’année 2018). Ici encore, les groupes étrangers sont très présents. En septembre 2018, le géant américain General Electric et le turc Çalık Enerji ont équipé la Centrale électrique de Mary en turbines afin d’accroître sa capacité de production. En juin 2021, le Fonds d’Abu Dhabi pour le Développement (ADFD) a signé un contrat de 25 millions de dollars avec le Turkménistan pour la construction d’une centrale éolienne et solaire hybride de 10 MW à proximité du lac artificiel d’Altyn Asyr, dans le désert du Karakoum.
Perspectives de désenclavement et de redéfinition des partenariats avec la Chine et la Russie
Désenclavement vers la Caspienne et l’Afghanistan
Le projet de gazoduc transcaspien
Le Turkménistan a cherché à mettre en valeur son littoral caspien, en se dotant d’un centre touristique à Avaza et d’un port international à Turkmenbachy, desservant ceux de Bakou (Azerbaïdjan), Aktaou (Kazakhstan) et Astrakhan (Russie). L’adoption à Aktaou le 12 août 2018 d’une Convention sur le statut de la mer Caspienne avec les autres États riverains – l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Kazakhstan et la Russie – ouvre de nouvelles perspectives de coopération énergétique au Turkménistan. Ainsi, le 21 janvier 2021, Achkhabad signe avec Bakou un accord pour la prospection et l’exploitation communes d’un champ pétro-gazier offshore rebaptisé « Dostlouk » (« Amitié »), dont ils se disputaient la souveraineté depuis 1991. Cet accord rend possible la construction d’un gazoduc transcaspien pour raccorder le Turkménistan à l’Azerbaïdjan – et, in fine, à l’Europe, à travers le corridor gazier sud-européen achevé en 2020. La Turquie soutient le projet de gazoduc transcaspien, dont elle veut faire une extension orientale du gazoduc transanatolien (TANAP). Elle est très présente au Turkménistan, avec lequel elle partage une parenté ethnique (les Oghouzes, dont descendent également les Azéris). Les deux pays réalisent 2 milliards de dollars d’échanges commerciaux en 2020. Les sociétés turques participent aux projets turkménistanais de BTP. GAP İnşaat a construit le port de Turkmenbachy en 2018 pour 1,5 milliard de dollars. Polimeks Holding a créé à Achkhabad un aéroport international pour 2 milliards de dollars et un village olympique pour 3,5 milliards de dollars, en préparation des Jeux asiatiques en salle de 2017. Çalık Enerji a été choisi pour installer des systèmes de communication, de transmission d’énergie et de contrôle des données pour les lignes à haute tension et les postes électriques du réseau réalisé par le consortium Türkmenenergogurluşyk entre les villes d’Akhal, de Balkan et de Daşoguz.
Le projet de gazoduc TAPI
Sa logique de désenclavement vers l’est pousse le Turkménistan à s’investir dans le développement économique de l’Afghanistan, pays dont il convoite les carrières de marbre pour ses chantiers d’Achkhabad City et d’Akhal City, et avec lequel il mène de grands projets d’infrastructures. Début 2021, au sein de la ligne ferroviaire Turkménistan-Afghanistan-Tadjikistan (TAT), le tronçon reliant la ville turkménistanaise d’Atamyrat à la ville afghane d’Aqina est prolongé vers celle d’Andkhoï. Dans le même temps, une ligne de transfert d’électricité depuis Atamyrat (Turkménistan) vers Cheberghan et Mazar-e-Charif (Afghanistan) est inaugurée, dans le cadre du projet TAP 500, qui inclut aussi le Pakistan. Un projet de liaison par fibre optique entre les villes d’Ymamnazar et Serhetabat (Turkménistan) et celles d’Aqina et Torghondi (Afghanistan) est également en cours de réalisation. Il suivra le tracé du projet majeur associant les deux pays : celui du gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde (TAPI). Au départ du champ de Galkynych, il acheminera 3 milliards de m³ annuels de gaz naturel vers l’Afghanistan, 15 milliards vers le Pakistan, et autant vers l’Inde. Achkhabad a signé avec Kaboul en 2020 un protocole d’accord pour accélérer la construction du gazoduc, et obtenu des Talibans en février 2021 leur « soutien total pour la mise en œuvre du TAPI et d’autres projets de développement en Afghanistan ». Pour autant, la situation sécuritaire demeure très précaire sur le terrain : l’attentat perpétré début juin contre un bus dans la province de Badghis (limitrophe du Turkménistan) en témoigne. Dans la foulée, Tabish Gauhar, conseiller spécial du Premier ministre pakistanais pour l’énergie et le pétrole, a fait savoir qu’Islamabad règlera uniquement le gaz livré à sa frontière. Ces déclarations rappellent que les partenaires de Kaboul sur le projet TAPI ne sont pas prêts à supporter les coûts financiers de l’aléa sécuritaire afghan.
Vers une reconfiguration des relations avec la Chine et la Russie ?
Le facteur gazier, qui constitue la base de tout partenariat majeur du Turkménistan, pourrait conduire à une reconfiguration de ses relations avec la Chine et la Russie. Jusqu’en 2009, le Turkménistan avait pour principal client gazier la Russie, à laquelle il livrait chaque année 55 milliards de m³ via le gazoduc datant de l’époque soviétique Asie centrale-Centre. Une explosion survenue sur ce gazoduc en 2009 et un différend apparu entre Gazprom et Türkmengaz quant au prix de vente de la ressource ont favorisé l’irruption de la Chine au Turkménistan, où le gazoduc Asie centrale-Chine est inauguré en décembre 2009.
Le gaz, élément incontournable de tout partenariat avec le Turkménistan
Ce partenariat gazier s’est accompagné d’un développement de la coopération militaire sino-turkménistanaise, et Pékin a progressivement supplanté Moscou en tant que deuxième fournisseur d’armes d’Achkhabad (27 % des parts de marché en 2017), derrière Ankara (36 %). L’interruption des ventes d’armes chinoises au Turkménistan en 2019 en réaction à une baisse des approvisionnements gaziers a permis à la Russie de s’imposer de nouveau comme un partenaire clé du Turkménistan.
Ce « retour » se concrétise en avril 2019 par une reprise modeste des ventes gazières de Türkmengaz à Gazprom – le carnet de commandes porte sur des quotas annuels de 5,5 milliards de m³ jusqu’en 2024 –, ouvrant la voie à un dialogue approfondi entre Moscou et Achkhabad. Serdar Berdymoukhamedov rencontre de hautes personnalités russes : la présidente du Conseil de la Fédération (Chambre haute du Parlement fédéral), Valentina Matvienko, en 2017 ; le président de la République du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, en 2020 ; le Premier ministre, Mikhaïl Michoustine, en 2021. Sa venue au Forum économique international de Saint-Pétersbourg et sa participation, en tant qu’invité d’honneur, au Conseil interparlementaire de l’Union économique eurasiatique – dont le Turkménistan n’est pas membre – en 2021 témoignent d’un rapprochement économique. En 2020, les deux pays ont augmenté leurs échanges commerciaux de 40 %, pour atteindre 1 milliard de dollars. La Russie a triplé ses exportations agricoles vers le Turkménistan (219 000 tonnes), en profitant de la fermeture de la frontière entre celui-ci et son principal fournisseur alimentaire, l’Iran. Selon les chiffres publiés par le Centre fédéral pour le développement des exportations agro-industrielles (une structure rattachée au ministère russe de l’Agriculture), le Turkménistan a principalement fait l’acquisition d’huile de tournesol (38 000 tonnes, deux fois et demie plus qu’en 2019), de pommes de terre (34 000 tonnes, contre 1 000 tonnes en moyenne pour les années précédentes), de margarine (12 000 tonnes, deux fois plus qu’en 2019) et de sucre (5 200 tonnes, +11 %).
Serdar Berdymoukhamedov fait face au Premier ministre russe Mikhaïl Michoustine, lors de la session du Conseil interparlementaire de l'UEEA organisée le 30 avril 2021 à Kazan (Russie)
La Russie a un double intérêt à se rapprocher du Turkménistan. D’une part, elle veut éviter que ce pays ne lui fasse concurrence sur le marché européen du gaz, en particulier en approvisionnant l’Ukraine. Le groupe ukrainien Naftogaz a récemment annoncé envisager de déposer plainte auprès du Tribunal arbitral international contre Gazprom si celui-ci ne met pas fin au blocage du transit du gaz centrasiatique (principalement turkménistanais) vers l’Ukraine. D’autre part, le retrait, d’ici au 11 septembre 2021, des troupes américaines d’Afghanistan, annoncé par le président Joe Biden le 14 avril, devrait contraindre la Russie à se saisir du dossier afghan. Celui-ci constituera une épreuve de vérité pour l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), dont les deux membres centrasiatiques frontaliers de l’Afghanistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, ont reçu fin avril la visite du ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou. Cette tournée n’incluait pas le Turkménistan, également voisin de l’Afghanistan, mais dont la doctrine de neutralité en fait un interlocuteur difficile d’accès sur les questions de sécurité. La conclusion en 2017 d’un partenariat stratégique doté d’une dimension militaro-technique entre Moscou et Achkhabad permet toutefois d’envisager une coopération sur le dossier afghan.
Confronté à de multiples crises (sanitaire, alimentaire et sécuritaire), le Turkménistan a néanmoins montré des fondements financiers solides en remboursant, le 8 juin 2021, une dette de 8 milliards de dollars contractée auprès de la Banque de développement chinoise en 2011 pour financer le gazoduc Asie centrale-Chine. Il a également fait preuve d’ambitions inédites d’ouverture économique, qui contrastent avec sa volonté de perpétuer l’inertie sur le plan politique.