Salamine de Chypre
Promenade dans le paysage religieux de la ville antique
D’après sa légende, relayée par ses rois qui s’en proclamaient les descendants, Salamine de Chypre fut fondée par Teucros, héros malheureux de la guerre de Troie, chassé de sa cité natale de Salamine de Grèce par son père pour n’avoir pas su sauver la vie de son frère Ajax. En réalité, la ville nouvelle prenait la suite d’une grande et ancienne cité chypriote, Enkomi, qui continua quelque temps d’être occupée tandis que Salamine était implantée, au XIe siècle av. J.-C., sur une baie désormais plus propice au commerce maritime. La cité resta à son nouvel emplacement pendant toute l’Antiquité, jusqu’à son abandon au cours des VIIe-VIIIe siècles apr. J.-C. Progressivement recouverte par les sables sur lesquels s’accrocha une forêt de mimosas, l’ancienne capitale fut reconquise par la nature tandis que le port et la ville marchande se déplaçaient à nouveau, cette fois plus au sud, à Famagouste.
Enkomi, Salamine et Famagouste
La ville et ses environs immédiats constituent, sur le temps long, un espace changeant, durablement investi de pratiques religieuses, de l’Antiquité à nos jours. Plutôt que de suivre un parcours chronologique qui conduirait de façon linéaire du paganisme au monothéisme, on propose de l’explorer par des chemins de traverse, en suivant le fil de thèmes et d’images qui se font écho et tissent, au fil des siècles, le paysage religieux de Salamine de Chypre.
Mosaïque des thermes de l’est, accolés à la basilique de la Campanopétra

Ruines restaurées de la basilique de la Campanopétra , au printemps

Sanctuaire de la Campanopétra
Pour aller plus loin...
Panos Christodoulou , " Les mythes fondateurs des royaumes chypriotes : le nostos de Teukros ", Cahiers du Centre d’Études Chypriotes , 44 , 2014, p. 191-215.
Marie-José Chavane , Marguerite Yon , Testimonia Salaminia 1 , Salamine de Chypre X, Lyon, 1978.
Sabine Fourrier , "Lieux de culte à Salamine à l’époque des royaumes", Cahiers du Centre d’Études Chypriotes , 45 , 2015, p. 211-223.
Bestiaire
Parmi les nombreuses images animales qui peuplent le paysage religieux de Salamine, les bêtes à cornes sont omniprésentes. L’une des plus communes, sur la longue durée, est celle du taureau. Elle apparaît déjà, sous une forme abrégée, à Enkomi : le bien-nommé « dieu cornu », comme le « dieu au lingot », statuettes métalliques découvertes sur ce site du IIe millénaire, portent des coiffes à cornes. Dans la ville nouvelle de Salamine, de petites figurines modelées, datées des VIIIe-VIe siècles av. J.-C. et représentant des taureaux, proviennent du sanctuaire géométrique et archaïque fouillé par la mission française au sud de la basilique de la Campanopétra. S’agit-il d’une image du grand dieu de Salamine, Zeus ? On a également recueilli au même endroit de petits masques bovins de terre cuite : images abrégées du dieu ou répliques miniatures de bucranes portés lors de cérémonies, comme on en connaît ailleurs ? Plus tard, on retrouve la même image sur un chapiteau hellénistique, découvert près du temple de Zeus. Tenu dans les mains d’adorants de terre cuite du sanctuaire extra-urbain de Salamine-Toumpa, le taureau miniature évoque plutôt l’offrande, la victime sacrifiée au dieu.
Incarnation de la divinité, bête qui lui était associée ou consacrée, l’image bovine renvoie de manière suggestive à l’une des puissances divines qui veillaient sur la ville. Les habitants d’Enkomi l’ont transportée à Salamine, la vieille divinité indigène a été hellénisée en Zeus : malgré les transformations du nom et du culte, l’image, également partagée par d’autres sanctuaires de Chypre, a perduré.
Figurine fragmentaire découverte dans le sanctuaire archaïque, au sud de la Campanopétra. Datée du VIe siècle av. J.-C., elle représente un personnage debout, conduisant un taureau.
Ce chapiteau de marbre , découvert à la fin du XIXe siècle par la mission britannique dans la zone du temple de Zeus, entre dans une série bien connue, d’inspiration achéménide. On en connaît d’autres exemples : ainsi à Sidon, capitale de la Transeuphratène, région à laquelle appartenait Chypre au IVe siècle av. J.-C.
Cette statuette de terre cuite polychrome a été mise au jour à la fin du XIXe siècle par la mission britannique dans le sanctuaire suburbain de Toumpa. Elle date du VIIe siècle av. J.-C. et elle représente un personnage masculin en manteau, tenant une offrande animale miniature.
Toumba, temple de Zeus et Campanopétra
Pour aller plus loin...
Thérèse Monloup , Les figurines de terre cuite de tradition archaïque , Salamine de Chypre XII, Lyon, 1984.
Marie-José Chavane , Marguerite Yon , Testimonia Salaminia 1 , Salamine de Chypre X, Lyon, 1978.
Marguerite Yon , " Le culte impérial à Salamine ", Cahiers du Centre d’Études Chypriotes , 39 , 2009, p. 289-308.
Paniers, fruits et bouquets
À la faune répond la flore : aucun des végétaux qui accompagnaient la pratique du culte (fleurs, couronnes, plantes odorantes…) n’a été conservé, mais les images peintes, modelées et sculptées montrent leur importance. Près du monastère de Saint-Barnabé où, avant l’invasion de 1974, les pèlerins allaient déposer des bouquets aux jours de fête, une fouille d’urgence a mis au jour un dépôt votif comprenant de très nombreuses sculptures de calcaire datées de la fin du VIe et du Ve siècles. Ces femmes debout, richement vêtues et parées, portent une coiffe basse, en forme de panier ou corbeille (calathos), faite de végétaux et de fleurs entrelacés. Elles tiennent souvent dans la main un fruit rond, parfois identifiable (grenade), quelquefois un petit animal. Un autre dépôt, découvert cette fois lors des fouilles françaises dans la zone urbaine, immédiatement au sud du rempart, contenait un riche assemblage de figurines de terre cuite féminines, datées des IVe et IIIe siècles. Leur coiffe en panier est désormais beaucoup plus haute et raffinée, mêlant tiges, feuillages et fleurs écloses. Elles sont parfois accompagnées d’un animal sauvage, biche ou faon.
Attribut féminin, de la déesse ou de l’adorante, le motif floral est aussi décliné sur les vases archaïques, amphores et cruches, puis pétrifié sur les chapiteaux des lieux de culte. On retrouve sur ceux du temple de Zeus des entrelacs compliqués, inspirés des créations d’Alexandrie (la capitale de l’Égypte hellénistique, à laquelle Chypre était rattachée). Plus tard, au VIe siècle apr. J.-C., ce sont de belles feuilles d’acanthe qui ornent les chapiteaux de marbre importé de la basilique de la Campanopétra.
Statuette de calcaire représentant une femme richement parée, coiffée d’un calathos végétal, et tenant une fleur de la main droite ramenée contre la poitrine. Ve siècle av. J.‑C.
Cette figurine de terre cuite , découverte parmi d’autres constitutives d’un gros dépôt votif, enfoui au sud du rempart, représente un personnage féminin portant une haute coiffe végétale. Elle est datée du IVe siècle av. J.-C.
Ces gros chapiteaux de calcaire appartenaient au temple hellénistique de Zeus. Ils reproduisent des formes typiques de l’architecture d’Alexandrie, la capitale du royaume lagide à laquelle appartenait Chypre.
Chapiteau de marbre d’ordre corinthien de la basilique de la Campanopétr a
Temple de Zeus
Pour aller plus loin...
Georges Roux , La basilique de la Campanopétra , Salamine de Chypre XV, Lyon, 1998.
Campanopétra
Ruines
Habitée sur le temps long, la ville d’Enkomi-Salamine a connu abandons, déplacements, destructions. Les ruines appartiennent au paysage religieux de la ville. Les fouilleurs britanniques ont ainsi découvert des sculptures et des statuettes de terre cuite archaïques (datées des VIIe-VIe siècle av. J.-C.) dans plusieurs tombes construites du Bronze récent (XIVe-XIIIe siècles av. J.-C.). Offrandes déposées parmi les vestiges monumentaux d’un passé « héroïque », elles montrent que les habitants de la ville nouvelle continuaient de fréquenter la ville désertée, peut-être à l’occasion de fêtes religieuses, que cette dernière était intégrée au paysage historique de Salamine.
Dans la vaste plaine qui s’étend à l’ouest du centre urbain se trouvaient les nécropoles. À l’époque archaïque (VIIIe-VIIe siècles av. J.-C.), les souverains de Salamine y font édifier d’impressionnantes tombes à chambre. Les découvertes effectuées dans les dromoi (couloirs d’accès) montrent que la mise au tombeau s’accompagnait de cérémonies grandioses, avec sacrifice de chevaux attelés et riche dépôt funéraire. L’une de ces tombes a connu une destinée particulière : réutilisée, transformée après son usage premier comme tombeau au début de la période archaïque, la chambre funéraire est progressivement devenue un lieu de pèlerinage, connu au moins depuis le XIVe siècle, comme Tombe ou Prison de sainte Catherine. Lieu de martyr d’une sainte locale, la tombe païenne a intégré le paysage chrétien. Avec l’exploration du dromos, en 1965, et la découverte de chevaux sacrifiés datant de l’époque archaïque, le mouvement a été inverse : le monument fait désormais partie du parc archéologique de la nécropole royale.
Sur le site de la ville de Salamine, et non plus dans sa frange périurbaine dévolue aux nécropoles, se dressait un bloc isolé, connu des villageois comme la Campanopétra, la « pierre à cloche ». Quelle que soit l’exégèse précise de ce toponyme local, il renvoie à un monument chrétien. De fait, la fouille française a progressivement dégagé un remarquable complexe basilical, d’une richesse insoupçonnée, dont la « pierre à cloche » ne constituait qu’un modeste montant de porte. Le marqueur topographique est devenu, à la faveur des travaux archéologiques, l’un des plus grandioses monuments des premiers temps chrétiens de l’île.
De riches tombes construites , composées d’une chambre funéraire et d’un couloir d’accès (dromos) ont été fouillées au sein de la ville d'Enkomi. Elles datent de l’âge du Bronze récent.
Cette statuette féminine en calcaire , datée du VIIe siècle av. J.-C., a été découverte, avec d’autres objets votifs, dans le dromos (couloir d’accès) d’une tombe construite du Bronze récent. Elle témoigne de pratiques cultuelles, à l’âge du Fer, dans des paysages de ruines, devenus « lieux de mémoire »
Cette statuette de terre cuite a été mise au jour par les fouilleurs de la mission britannique, au XIXe siècle, dans le couloir d’accès d’une tombe construite du Bronze récent d’Enkomi. Elle est datée du VIIe siècle av. J.-C. et montre une fréquentation cultuelle de la grande ville du Bronze récent, désormais abandonnée depuis plusieurs siècles.
Le « tombeau » ou « prison » de sainte Catherine est à l’origine une tombe monumentale des VIIIe-VIIe siècles av. J.-C., appartenant à la nécropole royale de Salamine. Transformée et réutilisée au cours des siècles, elle est restée un marqueur topographique fort de la plaine salaminienne, associé, au moins dès le XIVe siècle, à la légende de sainte Catherine.
Les fouilles de la mission française de Salamine ont commencé, en 1965, au pied de cet élément architectural que les locaux appelaient « pierre à cloche » ou « pierre de clocher » . Le bloc s’est révélé être un jambage de porte d’une luxueuse basilique du VIe siècle apr. J.-C. L’interprétation topographique précise avait été perdue, sa résonance chrétienne était restée.
Dégagée patiemment des dunes de sable qui la recouvraient par les fouilles de la mission française, la basilique de la Campanopétra est l’une des plus luxueuses connues à Chypre. Ce monument de Salamine, alors capitale de l’île, recevait des pèlerinages, peut-être en raison de la présence d’un fragment de la Vraie Croix, abritée dans un somptueux baldaquin.
Enkomi
Prise de Sainte-Catherine (T. 50)
Pour aller plus loin...
Georges Roux , La basilique de la Campanopétra , Salamine de Chypre XV, Lyon, 1998.