

16 avril 1917 : les chars français passent à l'attaque
Dès l’automne 1914, après seulement quelques semaines de conflit, la guerre de mouvement cède la place à la guerre de position, et alors que les premières tranchées sont creusées, chacun s’interroge sur les moyens qui pourraient permettre de percer le front. À partir de la fin de l’année 1915, le général Estienne, commandant l’artillerie de la 6e division d’infanterie, commence à réfléchir aux possibilités de transporter une puissance de feu sur le champ de bataille : l’idée des premiers chars français était née. Ces derniers attaqueront le 16 avril 1917 pour la première fois, lors de l’offensive du Chemin des Dames , c’est pourquoi il est intéressant de revenir sur la genèse de ces chars et l’histoire de leur engagement ce jour-là.
Le premier char français

Photographie du Char Schneider en sortie d'usine ©Collection Académie François Bourdon – Le Creusot
Fruit des réflexions entre Estienne et l’ingénieur Brillé de la société Schneider, le premier char français est plus un blockhaus rectangulaire muni d’une proue acérée, pensé pour se frayer un passage à travers les barbelés et accompagner l’infanterie dans la conquête des tranchées au-delà de la première ligne adverse. Ses forces sont cependant réelles aux vues des technologies de l’époque, puisqu'il est muni d’un blindage de 11,5 mm, doté d’un canon court de 75 mm avec 90 obus et de deux mitrailleuses Hotchkiss modèle 1914 avec 3840 cartouches.

Intérieur du char Schneider ©Collection Académie François Bourdon – Le Creusot
L’atmosphère à l’intérieur de ces mastodontes de 13,5 tonnes est en revanche infernale pour les six hommes d’équipage : la chaleur est intense, l’air empeste l’huile et les vapeurs d’essence, auxquels s’ajoutent les émanations de la poudre dès que les tirs commencent. Ses réservoirs d’essence le rendent en outre vulnérable aux projectiles, et sa vitesse de 3 km/h en font une cible facile, tandis que les embrayages se révèlent rapidement usés et finissent par patiner, rendant les leviers de direction brûlants après quelques heures de marche.
Préparer l’offensive du printemps 1917
Malgré ses imperfections, le char Schneider est commandé à quatre cents exemplaires en février 1916 en vue d’épauler la prochaine offensive française. Le premier exemplaire produit est présenté en septembre 1916, alors que les Britanniques engagent eux-mêmes leurs propres « tanks » pour la première fois, devant Pozières, le 15 septembre 1916. Quinze jours plus tard, le général Estienne est nommé commandant de l’Artillerie d’Assaut, tandis que ses groupes d’AS (Artillerie spéciale) se constituent au fil des mois en vue des prochains combats qui les attendent.
Char Schneider à l'exercice ©Archives départementales de l'Aisne
Chaque groupe d’AS se compose alors de quatre batteries de quatre chars, soit un total de 16 chars par groupe, et leurs équipages se forment au fil des mois, principalement au Centre d’Instruction de l’AS de Châlons, au Fort du Trou d’Enfer de Marly-le-Roi et au camp de Champlieu. Cette formation n’est pas sans une adaptation des chars à l’évolution du champ de bataille : ainsi le développement des balles perforantes « K » par les Allemands conduit les Français à renforcer les protections avant et latérales des chars par un surblindage de 5,4 mm.
Char Schneider de l'AS7 au camp de Champlieu ©La Contemporaine
Le chef d'escadrons Louis Bossut ©Tous droits réservés
Après plusieurs mois de formation et d’attente, les équipages de l’AS savent que le moment de leur engagement approche quand le 20 mars 1917, le chef d’escadrons Louis Bossut , commandant du 1er groupement d’AS, reçoit l’ordre d’étudier les possibilités d’engagement des chars pour l’offensive du printemps. À son retour, son constat est clair : le secteur de Reims est trop sablonneux, le secteur du Choléra sera difficile du fait du passage étroit sous le feu adverse, mais il se montre favorable à une attaque dans le secteur au nord-est du bois de Beaumarais, en veillant à contourner le Ployon. Finalement ce sont ces deux dernières options qui sont retenues par le Grand Quartier Général de l’armée française, son groupement et celui du chef de bataillon Louis Chaubès devant y être engagés en soutien de la Ve armée.
Les chars arrivent dans la vallée de l'Aisne
Débarqués dans la vallée de la Vesle le 10 avril, les chars du groupement Bossut (groupes d’AS2, AS4, AS5, AS6 et AS9) rejoignent Cuiry-lès-Chaudardes et Maizy dans la soirée du 11 avril. Le même jour, les chars du groupement Chaubès (groupes d’AS3, AS7 et AS8) débarquent à leur tour et les rejoignent dans la nuit du 12 au 13 avril. Au fil des jours, des vérifications du terrain et du matériel ont lieu ainsi que quelques travaux tandis que les nuits, les hommes dorment sur des péniches.
Le 15 avril 1917 à 20h30, le groupement Chaubès quitte Cuiry-lès-Chaudardes dans un terrain détrempé pour gagner sa position d’attente dans la clairière du bois de Beaumarais, sous une pluie mêlée de neige. Ces conditions météorologiques difficiles occasionnent de premières pertes, puisque huit chars de l’AS8 s’embourbent en chemin. Le 16 avril à 2h00 du matin, après avoir entendu la messe, le groupement Bossut quitte à son tour Cuiry-lès-Chaudardes et se regroupe sur sa position d’attente près du pont sur le Beaurepaire, à l’ouest de Pontavert.
Le char « Qui s'y frotte s'y pique » de l'AS8 et son équipage dans le bois de Beaumarais. (le capitaine de Blic est au centre) ©Médiathèque de l'architecture et du patrimoine
Le chef d’escadrons Bossut a alors pleinement conscience de la mission de sacrifice qui l’attend et l’écrit au général Estienne dans une lettre : « Vous n’ignorez pas que le plan de la première attaque des chars français est loin d’être ce que j’avais préconisé ! Il peut néanmoins réussir grâce au magnifique esprit de nos équipages. Si le contraire se produisait, je ne veux pas que les survivants me reprochent la mort inutile de leurs camarades. En leur montrant moi-même le chemin, cette crainte disparaît. Je n’accepte donc de transmettre l’ordre d’attaque qu’à condition de marcher le premier à l’ennemi. »
L’attaque du groupement Chaubès
L’échec du groupement Chaubès
Après 45 minutes d’attente, le passage de la tranchée est enfin prêt et le chef du groupe d’AS3, le capitaine Beltz, s’y engage le premier, mais reste coincé dans la tranchée, les travaux de comblement ayant été insuffisants et le sol trop meuble. Sa boite de vitesse touchée par des éclats d’obus, immobilisé par les piquets en fer des barbelés, c’est tout le passage qui est compromis.
Le char du capitaine Beltz de l'AS3 dans la tranchée de la Plaine ©Le Miroir
Progression (en vert) de la 10e DI au soir du 16 avril 1917 grâce aux mitrailleurs du groupement Chaubès ©SHD - JMO de la 10e DI
Le capitaine Beltz prend alors une décision capitale pour laquelle il sera cité à l’ordre de l’armée :
« Officier de la plus belle énergie amputé d’une jambe, volontaire pour l’artillerie d’assaut, commandant un groupe de chars, a déployé malgré un violent bombardement la plus grande activité pour assurer la progression de ses chars ; celle-ci étant arrêtée, a constitué des équipages de mitrailleuses qui a portées en première ligne aux côtés de l’infanterie de l’attaque. N’a quitté le lieu du combat qu’à la nuit ».
Rapidement tous les équipages des chars immobilisés démontent donc les mitrailleuses des chars, prennent toutes les munitions, et s’abritent dans la tranchée allemande. 5 groupes de mitrailleurs sont ainsi constitués et mis à la disposition du 89e RI.
Providentiellement soutenue par les mitrailleurs de l’AS3, l’infanterie française enlève la 2e ligne allemande et effectue ainsi l’une des rares progression significative sur le Chemin des Dames le 16 avril, tandis que les autres chars encore en état, arrêtés et bien en vue devant la tranchée allemande, sont pris sous des tirs de 10,5 cm et 15 cm allemands percutants. Les chars restants des groupes d’AS3, AS7 et AS8 tentent de se regrouper mais sans espoir de pouvoir franchir les lignes allemandes, finissent par se replier. Dans les jours qui suivent, une fois débourbés les chars récupérables, sur les 40 chars ayant pu passer à l’attaque à partir de 6h00, seulement 12 ou 14 chars selon les rapports regagnent les lignes françaises.
Char « Patte de velours » de l'AS8 autour du Lt Jaluzot. Tout l'équipage est blessé par un obus près de la ferme du Temple, et un mécanicien est tué. ©Le Miroir
L’attaque du groupement Bossut
Le déploiement des chars du groupement Bossut à la sortie de Pontavert ©L'Illustration
A la suite du groupement Chaubès, le groupement Bossut quitte sa position d’attente à 6h30 et c’est une colonne longue de près de deux kilomètres qui marche désormais vers l’Est, avec à sa tête le groupe d’AS2 du capitaine Pardon et le char du chef d’escadrons Bossut , le « Trompe la mort ». Les premiers chars débouchent du pont sur la Miette vers 8h00 et alors que le brouillard se lève, ils sont immédiatement pris à partie par l’artillerie allemande qui entre en action.
Si la tranchée française, préparée, est facile à franchir, la tranchée allemande est plus difficile à traverser, le 154e RI devant aménager deux passages en la comblant avec de grandes fascines. Cette opération, tout comme pour le groupement Chaubès près d’une heure plus tôt, prend 45 minutes durant lesquelles les chars attendent et sont de véritables cibles. Pendant ce temps, qui parait interminable aux équipages, c’est sans les chars que les 69e et 165e DI prennent les premières lignes allemandes, accusant des pertes de l’ordre de 25% à 35% des effectifs engagés.
La mort du chef d’escadrons Bossut
La prise de la 2e ligne allemande et l’exploitation
L’épilogue d’une longue journée
Si une poignée de chars du groupement Bossut sont parvenus à franchir en plusieurs points les 1ère et 2ème lignes allemandes, la victoire n’est cependant pas acquise, et dès 14h30, une contre-attaque allemande débouche des tranchées de Damary et de Nassau. Celle-ci est arrêtée par le feu des chars, soutenus à partir de 15h par des éléments des 151e et 155e RI qui arrivent en force pour conserver la seconde ligne de tranchée allemande conquise vers 11h.
Alors que de nombreux chars sont dispersés sur le champ de bataille, la dernière action coordonnée a lieu en fin d’après-midi, quand le capitaine Chanoine rassemble les derniers chars des AS2 et AS6 pour soutenir les 151e et 155e RI dans l’attaque de la Cote 78, mais cette attaque est finalement stoppée par le feu nourri des mitrailleuses allemandes. Vers 17h15 les chars encore en état de marche reçoivent l’ordre de regagner la ferme du Choléra et la route de Pontavert qu’ils atteignent à la tombée de la nuit, laissant des mitrailleuses et des munitions aux fantassins désormais seuls pour tenir le terrain conquis.
Char Schneider de l'AS2 de retour des combats. ©ECPAD SPA M 3811
A l’heure du bilan de cette longue journée, pour les groupements Chaubès et Bossut accusent de pertes représentant 25% de son effectif de départ. Les pertes matérielles sont quant à elles plus sensibles révélant la vulnérabilité de ces premiers chars : sur 132 chars amenés au combat, 56 seulement sont ramenés, et 76 laissés sur le terrain dont 57 détruits par l’artillerie allemande, les autres étant souvent tombés en panne à cause d’une surchauffe du moteur.
Pour revenir sur le déroulement de l'attaque des chars français le 16 avril grâce à une carte 3D, n'hésitez pas à cliquer ici :
L’avenir des chars
Moins d’un mois plus tard, 50 chars français Schneider et Saint-Chamond seront à nouveau engagés au Chemin des Dames , à Laffaux, puis en octobre au fort de la Malmaison révélant à nouveau les failles de motorisation et de mobilité des premiers modèles, alors que les essais du char FT de la firme Renault étaient déjà lancés. Ils aboutiront à la production de près de 2600 chars FT plus légers et plus aptes à l’accompagnement de l’infanterie, qui épauleront les contre-offensives du printemps 1918.
Afin de se souvenir du lieu du premier engagement des chars français, et de tous les combats auxquels ceux-ci avaient participé durant la Première Guerre mondiale, un comité d’anciens combattants présidés par le général Estienne se forme dès 1920 pour élever un monument à la ferme du Choléra. Œuvre de l’architecte Villiers et du sculpteur Real del Sarte, le monument national des chars d’assaut est inauguré le 2 juillet 1922, perpétuant ainsi le symbole du premier sacrifice des équipages des chars de l’Artillerie Spéciale devenue aujourd’hui l’Arme Blindée Cavalerie.
Le monument national aux morts des chars d'assaut à Berry-au-Bac ©CD02 FX Dessirier